Par KADATH & Longhost Dyer
(mage © Patrick A. Dumas)
Lire une nouvelle de H.P. Lovecraft, c’est entrer dans un univers différent, découvrir un monde fantastique ou l’émerveillement fait souvent place - insidieusement - à la peur. Si l’imagination du lecteur peut créer des images, des visions collées aux simples mots vecteurs de cet univers, il manquera toujours une dimension, celle du son…
Et pourtant, l'univers de Lovecraft n'est que son : des profondeurs de R'lyeh aux cimes des montagnes hallucinées, du centre de l'univers à la chambre d’Erich Zann, le son a toujours compté pour le Maître de Providence. Mais un son fabriqué par l'homme peut-il avoir la même puissance que celui de l'imagination ?
L'art du texte lu ou livre audio est complexe : il s'agit de transmettre à un auditeur passif la force d'attention et d'imagination que peut connaître un lecteur actif. Ce principe devient un véritable défi dans cette catégorie implacable qu'est le fantastique : car tout dans le fantastique est basé sur les émotions de celui qui écrit et de celui qui lit…
A défaut de pouvoir offrir la voix du Maître de Providence, plusieurs éditeurs proposent l’adaptation sonore de certains contes lovecraftiens pour nous faire entrer de façon auditive dans les ténèbres du Mythe de Cthulhu…
Dans notre société moderne dominée par l’image, parier sur l’écoute de textes pour appréhender un auteur semble un pari risqué. Si de plus en plus d'oeuvres littéraires se voient adaptées à ce format, qu'en est-il d'un auteur comme Lovecraft, classique mais pourtant trop souvent oublié des rayonnages livresques ? Quelques éditeurs ont relevé le défi :
Cinq livres audios, c’est beaucoup étant donné le caractère spécifique de ces nouvelles, mais peu si on considère l’importance de Lovecraft dans le monde du fantastique. A la vue de cette liste on constate que le choix est varié : deux textes de “fondation” du Mythe de Cthulhu (Le cauchemar d’Innsmouth et Les montagnes hallucinées), deux nouvelles plus propre au registre “horrifique” (Le monstre sur le seuil et Les rats dans les murs), un conte court (Mémoire) et un florilège de la correspondance de HPL limitée à quelques mois de l’année 1929.
L’argument commercial a bien entendu son importance dans ce genre d’initiative : l’amateur de fantastique est-il prêt à débourser 20 € ou plus pour simplement écouter un texte ? Mais la question est aussi culturelle : l’ambiance particulière qui émane lors de la lecture d’un texte - et surtout un récit fantastique - est-elle intégralement rendue par l’écoute ?
2009, lu par Philippe Bertin, éd. Libellus.
Les éditions Libellus n’ont pas ménagé leur peine pour présenter une version très élaborée de cette célébrissime novella de Lovecraft. Ainsi, le texte a été retraduit pour l'occasion par les fondateurs des éditions Malpertuis Christophe Thill et Thomas Bauduret, tous deux passionnés de littérature fantastique et particulièrement de Lovecraft. Pour les deux hommes, “traduire Lovecraft est un exercice parfois assez délicat, Lovecraft ayant tendance à céder volontiers à son goût prononcé pour les tournures pour le moins… archaïsantes…” mais c'est aussi se “replonger dans [les] rêves et terreurs d'adolescence…”
Nous suivons donc l'expédition Miskatonic par le récit de William Dyer, géologue de l'université d'Arkham. Au programme : grand froid, tempêtes et découvertes… La force de ce livre audio réside dans l'excellent choix du professionnel de la dramatique, Philippe Bertin, comédien de théâtre pour de nombreuses pièces contemporaines, ainsi que le travail de rendu sonore très réaliste par le compisteur Benoît Seyrat : les messages radios transpirent les kilomètres de distances dans le grand froid… Tout est fait pour plonger le lecteur dans le désert de glace où tout peut arriver…
Enfin, la pochette du CD par François Baranger, interviewé dans le précédent numéro de Weird Fantasy, est un petit régal - ce qui est normal étant donné que ce dessinateur à offert au monde de la BD lovecraftienne l’excellente série Freaks Agency : “Depuis ma jeunesse, aux côtés d'Edgar Poe et de Conan Doyle, Lovecraft trône en bonne place dans la liste de mes auteurs préférés ! Réaliser cette couverture était ainsi le prolongement d'une passion de jeunesse !”
Ce CD reste à ce jour le meilleur de Lovecraft qu'il nous ait été donné d'écouter, par sa fidélité à la construction des nouvelles de HPL - seul texte lu où l'on peut sentir l'évolution des émotions du narrateur - qui en fait une référence dans le domaine du livre audio fantastique.
2009, lu par Cédric Zimmerlin, éd. Thélème.
Les éditions Thélème se sont spécialisées dans l’édition audio de grands textes de la littérature mondiale. Outre Lovecraft on trouve les noms d’Arthur Rimbaud, Stephen King, Charles Baudelaire, Franz Kafka - le célèbre roman fantastique La métamorphose, un chef d’oeuvre ! - , Françoise Sagan et Eric-Emmanuel Schmitt… Un choix écléctique qui offre une belle place au fantastique.
Pour cette version des Rats dans les murs, sans doute l’un des textes les plus macabres de HPL, l’éditeur a fait appel à un professionnel du théâtre : Cédric Zimmerlin. Il a joué notamment dans Je vous trouve très beau d'Isabelle Mergault ou L'amour est aveugle de François Perrin, et a signé sa première mise en scène avec Le rêve d'un homme ridicule de Dostoïevski au théâtre de l'Elysée à Lyon.
2009, lu par Xavier Béja, éd. Lyre Audio.
Ce livre audio propose une trentaine de lettres de Lovecraft jusque-là inédites en français. Le disque contient une lecture des lettres par Xavier Béjà en format MP3 d'une durée de 4h20, et leur version bilingue anglais et français en fichier PDF sur plus de 500 pages accompagnées d'un glossaire.
C’est un choix difficile que les éditions Lyre audio ont fait en choisissant de faire connaître Lovecraft via sa correspondance. Si une nouvelle ou un court roman peuvent séduire assez facilement l’acheteur potentiel, il est par contre beaucoup plus hasardeux d’accrocher l’intérêt via un choix épistolier. Celui-ci est d’autant plus risqué que certaines idées énoncées dans les lettres ont obligées l’éditeur à un devoir de réserve vis-à-vis des positions politiques ou philosophiques de Lovecraft. Schizodoxe présente très bien ce pari de l’éditeur1) :
“L’annonce de la prochaine publication de lettres de Lovecraft en MP3 avait particulièrement attiré mon attention et j’avais immédiatement passé commande. Après un petit retard dont je m’étais fait l’écho et dont Lyre Audio, l’éditeur, avait tenu à s’expliquer et à s’excuser par mail auprès de moi (charmante attention en vérité), j’ai pu me livrer aux premières écoutes.
Il faut le dire tout net, c’est très clairement une réussite, une très grande réussite, tant dans l’intention que dans la mise en œuvre. Ces extraits de lettres choisies s’étalant de juillet à décembre 1929 sont des plus intéressants pour le lovecraftien, mais pas seulement pour lui. Toute personne n’étant pas indifférente à la littérature fantastique ou non, au milieu littéraire américain de la fin des années 20 et à celui du journalisme amateur, à la philosophie matérialiste et au conservatisme des WASP, etc. y trouvera son compte.
Le contenu choquera sans doute certains et explique largement les précautions prises par l’éditeur en introduction. C’est en effet le Lovecraft que beaucoup dénoncent sans trop le comprendre qui se montre dans sa correspondance. Cependant, si l’on veut bien faire l’effort de passer sur des tournures parfois agressives (notamment à l’égard de la religion chrétienne) ou que l’on jugerait sans doute racistes aujourd’hui, force est de constater que la pensée de Lovecraft est d’une étonnante robustesse quoique complexe et subtile.
Mais laissons-lui la parole, par la voix de Xavier Béja (lecteur excellent, je tiens à le dire) : cet extrait de la première moitié d’une lettre de Lovecraft à James Ferdinand Morton, qui date du 30 octobre 1929, montre à la fois l’intérêt du propos et le soin mis à l’enregistrement et à la lecture. Cependant, il illustre aussi l’un des rares défauts de cette édition qui, pour être relativement anodin n’en est pas moins un peu énervant.
L’usage savant anglais veut que l’on écrive les noms grecs et latins en en respectant l’orthographe d’origine. Ainsi, Lovecraft parle de Boëthius ou de Venancius Fortunatus. Dans les langues latines (italien, espagnol, français…) l’usage n’est pas celui-là. On naturalise ces noms. C’est pour cela qu’il est un peu choquant de ne pas rendre l’usage savant par un autre usage savant en disant Boèce ou Venance Fortunat. En revanche, pour le pharaon Psammétique, la graphie de Lovecraft étant fantaisiste, il n’y a pas d’objection à faire comme lui.
Disons que c’est un petit détail, un tout petit détail, mais qui fait tiquer. Un peu comme quand on entend un étudiant en histoire de l’art parler de Caravaggio ou de Tiziano plutôt que du Caravage ou du Titien. De même il y a une petite erreur de lecture au début de la lettre à Woodburn Harris du 9 novembre 1929 — celle qui fait 70 pages — où un bout de phrase est omis (page 109, « …mais cette culture ne sera pas la nôtre… » jusqu’à la fin de la phrase). Ce n’est pas dramatique, bien sûr, et cela ne gène en rien, c’est juste un détail qu’il ne faut pas taire.
Des versions PDF en anglais et en français de ces lettres accompagnent fort à propos les fichiers MP3. Il faut saluer l’effort de notation fait pour la version française. En effet, nombre d’allusions peuvent échapper au lecteur. Malheureusement, il y a quelques manques dont les éditeurs se sont d’ailleurs excusés en introduction en disant que ce que l’un ignorait l’autre le savait et que de telles notes ne sauraient satisfaire tout le monde. Cependant, je doute qu’il y en ait beaucoup à savoir de quoi il retourne à propos de l’émeute de l’Université de Brown (et non pas de « l’émeute des Brown ») en mai 29… Pour tout dire, j’ai été obligé de chercher dans mes notes pour m’en souvenir, c’est dire !
Mais tout cela n’est que détail, qu’ergotage et radotage du jeune vieillard que je suis. Ces lettres lues sont un must pour le lovecraftien français et la seule chose qui me fait regretter de les avoir déjà achetées, c’est de ne pouvoir le faire de nouveau tant le plaisir est grand et le prix petit ! C’est pour cela que j’engage tous mes lecteurs à me suivre en faisant comme moi et en passant commande au plus tôt, ça en vaut largement le coup ! Messieurs de Lyre Audio, nous attendons la suite avec une impatience difficile à contenir…”
Par Scartaris 2) : “Cela fait longtemps que je m'intéresse à la correspondance de HPL. J'avais à l'époque acheté le premier et unique volume paru chez Bourgeois. Je me suis donc lancé sur ce nouvel opus audio. C'est une réussite totale, sur tous les points de vue. Le narrateur rend très vivants les écrits du Maître. De plus, la sélection des lettres est très bonne, alternant les échanges littéraires avec d'autres écrivains et les descriptions incroyables de lieux visités par l'auteur. Il en va de même pour sa vision de la société américaine de l'époque. C'est bien simple, certaines lettres de HPL valent les récits les plus connus tant elles sont riches en style.”
2008, lu par Michel Chaigneau, Victor Viesta et Hugues Sauvay, éd. SonoBook.
Il est normal que malgré le petit nombre de textes publiés sous forme audio on retrouve LA nouvelle lovecraftienne par excellence : Le cauchemar d’Innsmouth. Portée plusieurs fois à l’écran avec des fortunes diverses, plusieurs fois présente sur le Web sous la forme de courts-métrages, illustrée dans le monde de la BD, ce texte fondateur du Mythe se devait d’être présent dans l’univers audio.
La durée de ce livre audio s’étend sur 2h41. Les conteurs manquent de conviction et cela se ressent. Si le sentiment se crée, c'est uniquement par la force de l'imagination et celle de la nouvelle… Si la qualité de lecture manque de force, le texte nous prouve qu'il faut finalement peu pour donner vie à l'oeuvre de Lovecraft.
Par Bibliomanu3) : “[…] Si les bouquins ont des coquilles, les pistes audios, elles, ont des couacs. Des couacs et des voix qui […] agacent. Outre les problèmes de changements de pistes, en plein milieu d'un monologue, rogné qui plus est, la voix du narrateur est on ne peut plus monocorde. Si monocorde que, suivant la musique des mots, on se retrouve avec des points en plein milieu de phrase, quand on aurait imaginé une virgule. Dommage quand on sait le narrateur littéralement vibrant et bouleversé par l'ambiance délétère régnant à Innsmouth. Mais lorsque l'émotion survient vraiment, lorsque l'horreur est à son comble, la voix du narrateur se contente d'accélérer le débit, troquant ainsi un ton monocorde, donc, pour un autre. […]”
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Lu par Jacques Dufilho, éd. Ecoute Noire.
Nous terminons cette rétrospective des textes de H.P. Lovecraft en audio par le plus ancien texte lu, narré par le lecteur le plus connu : Jacques Dufilho.
Faut-il encore le présenter ? Né en 1914 et mort en 2005, Jacques Dufilho a joué plus d’une centaine de films avec les plus grands comédiens de l’après-guerre. Son nom est associé à ceux de Claude Chabrol, Claude Zidi, Claude Sautet, Jean Delannoy, Louis Malle, Yves Robert, Jean Becker, Anthony Quinn et beaucoup d’autres. En 1978, il obtient le César du meilleur second rôle pour sa prestation dans Le crabe-tambour de Pierre Schoendoerffer.
Le comédien donne de la force au récit mais le traitement est plus léger que le livre audio précédent, certainement dû à l'âge de cette version. La voix du conteur a malgré tout la force pour nous maintenir en haleine. On apprendra ainsi pourquoi le narrateur a tué son ami…
Par Hau Ruck !4) : “Une petite merveille audio pour vos feuilles verdoyantes, chers fidèles. Jacques Dufilho lisant Le monstre sur le seuil de H.P. Lovecraft (le fichier audio n’offre malheureusement que la première partie du texte). Et le mieux, c’est quand même bien les efforts que le pôvre Jacques fait pour tenter de prononcer les topo/patronymes correctement en anglais. Et il est beau son accent à Jacques. Je vous recommande tout particulièrement son fascinant “Miskatonic”.”
2010, lu par Martine Leroy-Rambaud, éd. Au Fil des lectures… / lu par Leirisanne, éd. biblibOOm.com.
Nous avons trouvé deux versions audios d'un texte méconnu de Lovecraft diffusée librement sur Internet. Mémoire est un conte court et empreint d'un poésie triste et d'une mélancolie nostalgique. Les monstres ici ne sont que des créatures solitaires et vieillissantes. La version de Martine Leroy-Rambaud propose une mise en musique classique et la lecture est entrecoupée de pauses parfois un peu longues. La version de Leirisanne est illustrée par une musique contemporaine envoûtante. Les lectures sont un peu rapide et dans les deux cas la voix manque d'une petite touche de mystère lovecraftien, mais les lectrices, non professionnelles, ne déméritent pas et leur diction est impeccable. Le plaisir de donner à entendre Lovecraft est évident.
* Errata : la version de Leirisanne est mise en musique,
Par Marie (version de M. Leroy-Rambaud)5) : “Un texte troublant comme toute l'oeuvre de Lovecraft. Merci pour cette lecture très réussie.”
A la présentation des différents titres disponibles, on voit que l’accueil du public est largement positif et que les auditeurs en redemandent. Cette expérience de découverte par le son se limite néanmoins à un public par définition assez restreint, touchant seulement les personnes les plus motivées par l’oeuvre sonore. On peut toutefois espérer que le succès - au moins critique - de ces trop rares éditions incitent les éditeurs a se risquer à proposer d'autres textes de HPL, le faisant ainsi découvrir d'une autre manière…
De manière plus générale, si vous êtes amateur de livre audio sur le fantastique nous ne pouvons que vous conseiller le site Littérature audio.com qui propose des textes libres de droit et notamment une grande collection des oeuvres d'Edgard Allan Poe parmi lesquelles Les aventures d'Arthur Gordon Pym, roman relié aux Montagnes hallucinées de Lovecraft…