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Cromwell Stone

Par KADATH, novembre 2008

Andreas

Andreas Martens est né le 3 janvier 1951 à Weissenfels, une petite ville située au sud de Leipzig. Il fait ses études à l'Académie des Beaux-Arts de Düsseldorf puis à l'Institut Saint-Luc de Bruxelles de 1973 à 1976, avec Claude Renard en compagnie d’illustrateurs tels Philippe Berthet, Antonio Cossu et Philippe Foerster. Parallèlement, il assiste aux cours d’Eddy Paape et démarre ses collaborations avec le journal Tintin et le mensuel (A suivre). Andreas débute sa carrière de dessinateur avec la série Udolfo publiée dans Tintin avec comme scénariste André-Paul Duchâteau.

En 1978 débute la série Rork qui sera publiée aux éditions du Lombard. Fidèle à Lovecraft, Andreas dessine, avec François Rivière au scénario, une série de courtes histoires fantastiques - dont une inspirée par les relations entre Lovecraft et R.H. Barlow - qui seront publiées en 1980 sous le titre Révélations posthumes » (voir analyse sur le site).

Andreas dessine pour la revue Métal Hurlant Cyrrus en 1982 et Mil en 1984 (publiés aux Humanoïdes associés en 1984 et 1987). En 1982 sort le premier tome de Cromwell Stone dans Le Journal illustré le plus grand du monde avant de paraître en album chez Deligne en 1984.

Andreas explore l’univers de la mythologie nord-européenne dans La caverne du souvenir au Lombard en 1985, avant d’illustrer le célèbre roman de Charlotte Brontë Jane Eyre.

Suivront beaucoup d’autres albums dont Dérives, Coutoo, la série Aztèques chez Delcourt, la série Capricorne (treize albums chez Le Lombard), Styx et Arq série débutée en 1997 qui compte actuellement onze albums. Cromwell Stone compte trois albums, curieusement édités avec un intervalle de dix ans : 1984, 1994 et 2004.

Après avoir séjourné à Bruxelles et Paris, Andreas est installé à présent en Bretagne.

Interview

N.B. : il n’a pas été possible, malgré nos efforts pour contacter l’auteur, d’offrir à cette rubrique une interview originale d’Andreas. Voici donc quelques extraits choisis d'un entretien réalisée lors du festival BD d’Artigues. Le texte original a été publié sur quentin.ebbs.net/andreas et est reproduit sans autorisation. Si vous en êtes l'auteur, merci de nous contacter. Etant retranscrit directement d’un enregistrement, nous avons légèrement corrigé l’orthographe, la ponctuation et certains mots de liaison pour rendre l'ensemble plus lisible.

Benoît Leuret - Dans une interview, vous déclariez ne pas être d'une école mais plutôt d'une époque.

Andreas - Mes influences viennent surtout des Etats-Unis au départ. Enfin non, pas au départ. Au départ ça vient de la bande dessinée franco-belge, surtout de Franquin. Je faisais des gros nez et des personnages rigolos sauf que les histoires n’étaient jamais marrantes ; alors on m'a fait remarquer ça un jour et j'ai changé mes dessins à ce moment-là avec beaucoup de peine. A par peut-être Moebius je n'ai trouvé personne qui m'accrochait assez dans la BD franco-belge. Quand j'ai découvert la BD américaine à l'époque il y avait Neil Adams, Joe Kubert, enfin des gens comme ça, ça m'a complètement traumatisé et ça m'a bien plu en tout cas, et puis cela correspond aussi à mes limites de dessinateur.

BL - Le fantastique est omniprésent dans votre oeuvre. Comment définiriez-vous le fantastique ?

A - Je n'ai pas vraiment une définition du fantastique. Le fantastique, c'est tout ce qui s'éloigne de la réalité, tout ce qui est impossible dans la réalité. Au départ je ne me suis pas dit “je vais faire du fantastique”, j'ai fait ce que j'avais envie de faire et puis après on a catégorisé ça dans le fantastique. Le fantastique c'est large : il y a les petits êtres de la forêt, l'heroic-fantasy, et ça va jusqu'aux limites de la science-fiction. Je ne m'identifie pas avec quatre-vingt-dix pourcents de tout ça mais bon, ce que je fais effectivement fait toujours appel à des trucs un peu hors de la réalité donc c'est du fantastique, mais le terme englobe un peu trop de choses pour être intéressant. “Science-fiction” c'est plus simple parce qu'on sait à peu près où est la limite, mais le fantastique ça peut aller très loin.

BL - Le thème du passage est récurrent dans beaucoup de vos oeuvres : passage d'un endroit à un autre, d'un temps à un autre, d'une réalité à une autre. C'est un élément essentiel du fantastique pour vous le passage ?

A - Ce n'est pas nécessairement un élément essentiel du fantastique mais c'est quelque chose d'apparemment essentiel pour moi. J'ai pas vraiment fait exprès d'ailleurs : le titre de l'album Passages ce n'est pas moi qui l'ai trouvé. Je ne sais pas. Ce sont des choses qui sortent. Moi je raconte des histoires que j'ai envie de raconter et je ne me dis pas avant “tiens là je vais faire un truc sur les passages”, non ; c'est venu comme ça et puis après ça s'est cristallisé, bien sûr j'en ai pris conscience.

BL - Quels sont vos influences littéraires ?

Andreas - Disons au début, quand je faisais les premiers Rork et avant, je lisais des histoires fantastiques mais plutôt dans les grands classiques du genre : E.A. Poe, Jean Ray. Puis quand j'ai lu Lovecraft, c'est un peu ce que j'avais cherché en fait dans le fantastique, donc je me suis arrêté après Lovecraft. Et donc depuis les années 70 je ne lis plus d'histoires fantastiques parce que ça a perdu son sens pour moi. Et puis ce n'est pas mon fantastique : au début c'était Lovecraft, ça me plaisait bien ; donc j'étais influencé par lui, mais maintenant quand il y a un élément qui fait penser à Lovecraft, c'est souvent conscient, c'est-à-dire je me dis “là je vais mettre un truc lovecraftien”, mais c'est plus une décision consciente qu'une influence ou quelque chose comme ça.

BL - L'expressionnisme dans le cinéma allemand vous a-t-il influencé ?

A - C'est possible, oui. Mais c'est venu plus tard. A cette époque-là, non, pas encore. Je n’avais pas encore vu grand chose du cinéma allemand expressionniste, après oui. Le noir et blanc, j'ai toujours aimé et d'une certaine façon je le préfère à la couleur, ce qui malheureusement n'est pas le cas des éditeurs. Mais j'aime bien la couleur aussi ; ce n'est pas ça mais je préférerai faire plus de noir et blanc certainement parce qu'il y a quand même moyen de faire plein de choses en noir et blanc, et il n'y a pas nécessairement besoin de la couleur. Un des enseignements d'E. Paape était qu'une page doit déjà fonctionner en noir et blanc avant de mettre la couleur, et ça c'est une chose avec laquelle je n'ai jamais été d'accord parce que si elle fonctionne en noir et blanc pourquoi mettre de la couleur ? Donc je me permets des déséquilibres dans les planches en noir et blanc qui sont destinées à la couleur parce que je sais que la couleur va rééquilibrer la page et que l'un sans l'autre ne pourra pas vivre, et je trouve ça beaucoup plus sensé que de faire un simple coloriage d'une page qui fonctionne de toute façon. Sinon le cinéma oui évidemment ça m'influence, pas seulement le cinéma noir et blanc mais n'importe quel cinéma. Il y a toujours des choses à voir qui donnent des idées. Je me nourris beaucoup d'images en fait, de toutes sortes d'images que ce soit cinéma, télévision, BD, illustrations, peintures, tout nourrit, enfin, à un moment donné.

BL - Avez-vous envie de faire autre chose, du cinéma par exemple ?

A - En un mot : non ! Le cinéma c'est un autre métier, si je fais de la BD, si la BD est mon mode d'expression à moi, c'est parce que je peux le faire seul et j'ai vraiment du mal à faire confiance à quelqu'un d'autre.

Benoît Leuret - Quels sont les dessinateurs qui vous ont influencé ?

A - C'est plutôt des auteurs américains que français ou belges. En France je ne vois que Moebius en fait, sinon aux Etats-Unis au début c'était Bernie Wrightson, Neil Adams, Joe Kubert, Barry Windsor-Smith… Il y en a sûrement d'autres, il y a Alex Toffs que j'ai beaucoup regardé avant de faire Coutoo, pour regarder comment on faisait pour simplifier son dessin d'une façon cohérente et pas bâclée, et je ne sais jamais vraiment sur le moment quels sont les gens qui m'ont influencé, il y en a plein en fait. A travers Bernie Wrightson et son Frankenstein, c'est des illustrateurs américains du début du siècle qu'il a regardé lui ; quand on les voit, on voit vraiment la ligne droite qui va jusqu'à lui et je les ai regardés aussi, ça m'a beaucoup influencé, surtout pour les Cromwell Stone.

Cromwell Stone

Toutes les sagas ont leur début, dont l’empreinte accompagnera le lecteur tout au long de l’histoire ; celle de Cromwell Stone commence par une citation de Lovecraft : “The oldest and strongest emotion of mankind is fear…” (“La plus ancienne et la plus forte émotion de l’humanité est la peur…”)

Cromwell Stone est membre d’un curieux groupe qu’unit un mystère. Depuis leur création, chaque année un de leur membre disparaît. Cette année-là, Cromwell parvient à rejoindre le groupe dans la maison de l’un d'eux, domaine fantastique qui s’accroche au flanc d’une falaise dominant une mer en furie. Il raconte aux autres son essai pour rencontrer l’un des survivants, Farley, disparu dans une étrange maison. Cromwell découvrira de curieux personnages qui apparaissent et disparaissent comme dans un théâtre d’ombres chinoises. Une mystérieuse “clé” d’origine extraterrestre étant à l’origine de leur quête.

Ce premier tome entièrement en noir et blanc étonne par des choix graphiques audacieux, un emploi de l’encre de Chine presque sans nuances de gris, présentant des décors et des personnages faits de longues hachures soulignées de zones d’un noir total.

Andreas emploie un style très spécifique, des cadrages et des découpages hors normes. Les structures narratives sont assez inhabituelles. Les phylactères, les cases, les pages ne répondent à aucune logique d’ensemble : le lecteur enfourche le balai d’une sorcière et passe d’un univers fantastique à un autre au rythme des vagues blanches et noires de la fantaisie d’Andreas.

Ce premier album, bien que n’ayant comme référence directe avec Lovecraft que la citation du début, est très marqué par l’univers du Maître où le temps et l’univers se mêlent à la suite de créatures étranges qui apparaissent de temps en temps et donnent envie d’en savoir plus sur leur origine.

Le retour de Cromwell Stone

Le deuxième tome est dédié à Michel Deligne, éditeur du précédent album. Dix ans plus tard, Andreas repart à la poursuite de cette “clé” perdue par les dieux sur Terre et qu’un enfant a reçu à la fin du premier tome. Une citation d’Harlan Ellison, un écrivain américain de science-fiction et de fantastique né en 1934 à Cleveland , très proche de Richard Matheson, débute l’album et se retrouve au dos de celui-ci : “Car nous sommes de minuscules créatures dans un univers ni bienveillant ni malveillant… Il est simplement énorme et n’a pas conscience de nous, sauf en tant que maillon de la chaîne de vie.”

Dans cette phrase, on retrouve la philosophie de Lovecraft concernant la juste place de l’homme dans l’univers, conception qui marque aussi pleinement la série des Cromwell Stone

Phil Parthington embarque sur un transatlantique à destination des Etats-Unis et transporte avec lui un mystérieux paquet. Cet objet est convoité par Van Koor et ses amis qui ne vont reculer devant rien pour l’obtenir. Présent et passé se mêlent de façon à les faire progresser en parallèle, dévoilant avec l’apparition de plus en plus nette des créatures divines qui peuplèrent l’univers à ses débuts la dimension cosmique de l’histoire. On appréhende la fantastique vérité qui accompagne cette “clé” qui ouvre la porte vers des univers différents du nôtre. La scène finale évoque le réveil de “dieux” longtemps endormis sous terre…

Fidèle à son style graphique, Andréas étonne le lecteur à force de rupture de rythme, d’un découpage fantastique des cases, de l’emploi plus maîtrisé de l’encre de Chine. Les visages sont plus précis, les expressions mieux esquissées, les nuances de gris mieux réparties.

Ce deuxième tome est surtout encore plus fantastique, présentant des architectures audacieuses, des scènes dignes des plus belles illustrations de Jules Verne. Le découpage des cases est mis au service de la narration avec des doubles pages saisissantes, tel le réveil d’un des anciens dieux qui explose la croûte terrestre, ou encore une scène de bateau sur la mer déchaînée de toute beauté.

Andreas réalise pour ce deuxième opus quelques-uns de ses plus beaux dessins. A l’unisson de Lovecraft, les personnages ne jouent ici qu’un rôle secondaire, simples pantins contrôlés par des forces qui les dépassent de loin. Ce Retour de Cromwell Stone représente l’une des plus belles bandes dessinées en noir et blanc dans le domaine fantastique du neuvième art.

Le testament de Cromwell Stone

Le troisième et dernier volet de la saga met en scène Marlène Parthington, la fille du personnage découvert dans le second tome. Elle se réveille au sein d’une famille en Ecosse où a eu lieu un terrible accident d’avion dont elle est la seule rescapée. Mais quel curieux phénomène a bien pu provoquer l’accident ? Mise sous hypnose, Marlène dévoile une partie de la réponse qui laisse les médecins dans une profonde perplexité…

Elle n’a pu sauver qu’une boîte que Cromwell Stone lui a confiée. Sa présence en ce lieu n’est pas fortuite car une mystérieuse tour sombre perdue sur la lande semble l’attirer. Cette tour a été construite bien avant les Saxons, bien avant les Romains ou les Celtes, d’une antériorité qui n’a n’égale que la crainte qu’elle inspire aux habitants de la région. Marlène décide néanmoins de s’y rendre et ouvre la précieuse boîte : le mystère de Cromwell Stone est enfin révélé…

On pouvait craindre qu’un troisième volet écrit et dessiné près de vingt ans après le premier ne soit décevant. Andréas a-t-il été poussé par son éditeur, ou cette suite est-elle le fruit d’une mûre réflexion sur le destin de son héros ?

Le niveau graphique de l’Andreas des années 2000 est plus sûr, les décors sont plus fouillés et la physionomie des personnages gagne en expressions plus complexes. Les traits hachurés en encre de Chine et crayon noir “pointu” révèlent parfaitement l’ambiance fantastique qui entoure les personnages. Nous sommes à la fin du cycle et si Stone est le personnage central du premier tome, il n’arrive qu’à la fin du second opus, pour n’être plus qu’une ombre spectrale représentée par son testament dans ce troisième album.

Certains dessins frisent la perfection, Andréas cherchant le moindre détail à souligner, l’expression à nuancer d’une image à l’autre. Les doubles pages 34 et 35 représentant la tour noire sur la lande est un véritable chef-d’oeuvre pictural digne d’une anthologie !

Conclusion

L’omniprésence d’univers parallèles qui interfèrent dans notre monde, l’apparition des créatures primordiales, anciens dieux qui dominent cette trilogie, font de la série Cromwell Stone, à l’instar de l’Ile des Morts de Guillaume SOREL, l’une des plus belles histoires inspirée par le monde de Lovecraft.

Annexe : Rork

Comme indiqué en début de cet article, on ne saurait terminer cette analyse sans un petit mot concernant un autre personnage issu de l’univers d’Andréas, Rork. (Lire les excellents résumés sur le Web.)

Ce frère de Cromwell Stone en terre fantastique égrène son odyssée surnaturelle en sept titres dont le premier est aussi marqué par la présence de Lovecraft - la citation célèbre : “Le combat contre le temps est le seul véritable sujet de roman”. Preuve, s’il fallait encore le prouver, de la filiation entre le dessinateur de Weissenfels et l’homme de Providence.

Contrairement à Cromwell Stone, les histoires de Rork sont en couleurs, ce qui fait découvrir une autre facette du talent d’Andréas. Ici également, on découvrira au fil des albums de très belles pages et de réelles trouvailles dans les perspectives, les décors et les personnages.

Comme Cromwell Stone, Rork est un être humain qui s’est approché d’une vérité interdite. Moins lovecraftiens dans l’ensemble, les sept albums du héros aux cheveux blancs trouvent naturellement leur place à côté de la trilogie de Stone, les dix albums formant la décade d’un fleuron de la bande dessinée fantastique.

La série Rork compte les titres suivants :

  1. Fragment
  2. Passages
  3. Le cimetière des cathédrales
  4. Lumière d’étoile
  5. Capricorne
  6. Descente
  7. Retour

“The oldest and strongest emotion of mankind is fear…” H.P. Lovecraft.

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