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Le temple

Par KADATH, novembre 2008

Lovecraft en BD

Si l’oeuvre de H.P. Lovecraft semble passionner de plus en plus les dessinateurs de bandes dessinées, ce sont néanmoins souvent les mêmes nouvelles du Maître de Providence qui les inspirent. Qu’on en juge plutôt : si l’on met de côté les albums inspirés par Lovecraft sans nommément être rattachés à un titre précis - par exemple Le céleste noir de Cordurié et Laci, ou Les mondes de Lovecraft aux éditions Soleil -, on constate la répartition suivante dans l’univers du 9e art francophone (cette liste n’a pas la prétention d’être exhaustive et il existe probablement d’autres adaptations des textes de Lovecraft) :

  • 4 versions :
    • La cité sans nom : Breccia / Lalia / Druillet / Rodriguez
  • 3 versions :
    • Celui qui hantait les ténèbres : Lalia / Breccia / Kleist
    • Je suis d'ailleurs : Lalia / Rodriguez / Dumas (partiellement1))
    • Nyarlathotep : Noirel & Rotomago / Rodriguez / Chevalier
  • 2 versions :
    • Le temple : Rodriguez / Calvez (U-29)
    • Le festival : Breccia / Lalia
    • L'appel de Cthulhu : Breccia / Lalia
    • La couleur tombée du ciel : Breccia / Lalia
    • L'abomination de Dunwich : Breccia / Lalia
    • Le cauchemar d'Innsmouth : Breccia / Terrier
    • Dagon : Lalia / Kristiansen
    • Les rats dans les murs : Lalia / Kleist
    • Air froid : Lalia / Kleist

Ce nouvel album reste dans cette tradition, puisque Hernan Rodriguez nous présente dans la collection “Atmosphères” des éditions Proust son album Le temple qui réunit les cinq nouvelles suivantes : L'étranger (Je suis d'ailleurs), La musique d'Erich Zann, Nyarlathotep, La cité sans nom et Le temple. On constate que quatre de ces titres ont déjà été adaptés par d'autres dessinateurs, ce qui permet la comparaison des styles et des climats développés par ces artistes…

Analyse critique

L’étranger ouvre l’album et le lecteur habitué par l’oeuvre de HPL découvre qu’il s’agit d’une autre version de la nouvelle culte Je suis d’ailleurs. Les quatorze planches sont presque essentiellement dominées par des teintes verdâtres qui communiquent une ambiance froide, humide, un climat de cave qui sied particulièrement au thème de cette nouvelle. Le trait à l’encre de Chine est ferme, les lignes allongées, les couleurs très diluées. Les phylactères rectangulaires sans fantaisies contribuent au classicisme d’une présentation qui ne distraie pas l’oeil du lecteur par d’inutiles transformations des cases dessinées. Le personnage principal évolue tel un sceptre pâle dans un décor d’architectures cyclopéennes malades d’une lèpre de crevasses sombres qui déchirent les formes tourmentées des tours qui évoquent parfois le style de Druillet. L’ascension du narrateur le long des murs vertigineux à l’intérieur de la tour immémoriale donne vraiment le vertige au lecteur par l’emploi d’une verticalité conjuguée avec la petitesse de la silhouette blanchâtre qui gravit ces murs. Le final de l’histoire éclate en une ultime scène d’un macabre très sombre. Cette première histoire est une réelle réussite graphique, très fidèle à l’esprit du texte de base.

La musique d’Erich Zann est illustrée pour la première fois dans un album francophone et cela est justice car cette nouvelle de Lovecraft méritait cet honneur étant donné l’originalité du thème. Le trait est plus fluide que le précédent titre, la palette des couleurs utilisées nettement plus vivante, ce qui donne à cette bande dessinée plus d’éclat et accroche l’attention du lecteur. Les visages fantômatiques restent peu expressifs, noyés dans des décors fantastiques avec en outre une scène d’escaliers presque psychédéliques où ces visages nous rappellent certaines scènes d’Olivier Ledroit dans son Requiem. Un final plein de poésie où quelques détails bien ciblés par le dessinateur nous rappellent que nous sommes dans l’horreur malgré tout. Une adaptation originale plus proche du conte de fée que de la bande dessinée fantastique.

Nyarlathotep renoue avec le climat un peu glauque déjà évoqué pour le premier titre, et il est intéressant de comparer ici le travail d’Hernan Rodriguez avec le Nyarlathotep de Noirel & Rotomago déjà analysé sur ce site. L’artiste plonge le lecteur dans l’ambiance glaciale de cette ville frappée par la malédiction du magicien venu d’Egypte. Les êtres ne sont plus que des jouets hagards aux traits torturés qui errent dans les rues d’une vie écrasée sous un soleil vert-jaune. Du sordide des appartements presque sans meubles aux immeubles laids de monotonie, Rodriguez nous tire vers une chute de fin du monde qui nous glace le sang et fait parcourir notre échine d’un frisson métaphysique. Le dessinateur joue sur la différence entre le clair blafard des visages hachés à coup de plume trempée dans l’encre de Chine et les fonds pastels ou au contraire très sombres des décors. Là également, le côté inéluctable du drame apparaît très bien dans le climat que distille l’ensemble de cette cité condamnée.

La cité sans nom fut naguère la première bande dessinée présentée au public francophone par Philippe Druillet dans le mythique Cahier de l’Herne en… 1969 ! Déjà repris par Breccia et Lalia, Rodriguez nous offre ainsi une quatrième version de cette nouvelle qui pourtant est considérée comme secondaire dans l’oeuvre de HPL… Notons d’abord qu’ici Rodriguez ne respecte pas complètement le scénario initial de Lovecraft puisque le héros pénètre dans les souterrains de la cité avec deux compagnons et qu’il est contraint d’affronter un démon qu’il occis d’un coup de sabre ! Cet aspect presque heroic fantasy nuit au climat désespéré que Lovecraft avait réussi à créer autour du personnage solitaire, perdu et condamné dans cette cité d’un autre âge. Les héros enturbannés aux sabres courbes semblent plus à leur place dans Aladin et la lampe merveilleuse que dans ce conte qui doit être par définition hors de toute référence culturelle particulière. Par contre Rodriguez fait preuve d’une belle imagination en présentant la cité sans nom tel un gigantesque labyrinthe dont le centre s’ouvre vers des abysses mystérieux. Ayant choisi l’optique d’une aventure d’action plutôt qu’un long soliloque d’un héros abandonné à ses peurs, Rodriguez souligne cette histoire de peintures parfois vivement colorées, notamment celle de la scène où apparaissent les créatures endormies dans leurs cercueils de verre depuis des éons immémoriaux. Une réalisation très attrayante, même si le fan puriste de Lovecraft regrettera le climat plus exotique, voire granguignolesque que vraiment fantastique de cette adaptation.

Le temple est une nouvelle écrite en 1920 par Lovecraft et qui décrit la lente déréliction d’un sous-marin allemand frappé par la malédiction d’une de ses victimes, jusqu’à la découverte de ruines sous-marines étranges, révélation que seul l’officier survivant découvrira. Les dessins des bateaux et du sous-marin sont sans fioritures, Rodriguez allant à l’essentiel : le climat de peur puis d’horreur qui s’installe dans le long tube d’acier où meurent les uns après les autres les membres de l’équipage. Si la terreur se découvre sur les visages aux ombres coupées au scalpel sur fond olivâtre, on reste néanmoins plus circonspect devant le choix graphique de Rodriguez pour illustrer “l’Atlantide” que découvre le sous-marin U-29 dans les abysses. Cette cité trop rigide qui ressemble à celle de Nyarlathotep manque un peu d’imagination et ressemble trop à une raffinerie de pétrole ou une usine désaffectée là où on était en droit d’attendre des colonnes doriques, ou au moins un décor digne d’une civilisation oubliée depuis longtemps. Le dessinateur répare quelque peut ce choix discutable par l’apparition d’un temple au portail entouré de formes torturées, lointainement cousines des délires d’un Giger dont la fantaisie débridée manque à Rodriguez. A trop vouloir utiliser la verticalité d’un trait mince et dur pour les êtres et les choses, l’auteur en oublie que la vie et ses manifestations ne sont pas nécessairement faites de lignes parallèles ou sécantes…

Conclusion

En résumé, ce premier opus de Hernan Rodriguez en bandes dessinées offertes à la curiosité du public francophone n’apporte rien de fondamental dans la galaxie des illustrations lovecraftiennes. Si pour L'étranger et Nyarlathotep, le climat de terreur qui suinte des tons blafards est une indéniable réussite, on regrettera une certaine absence de mystère et surtout de grandeur onirique dans les décors pour les autres adaptations, mais avec une mention spéciale pour certains dessins de La musique d’Erich Zann.

Une fois encore, l’oeuvre de Lovecraft se révèle être un juge impitoyable dans le domaine artistique. Le talent créatif de Rodriguez n’est pas vraiment en cause mais l’univers de Lovecraft exige plus qu’un bon talent de dessinateur pour révéler ses secrets. Le “troisième argentin” des thuriféraires de Lovecraft en bande dessinée mérite nos encouragements car la volonté de bien faire est indéniable, mais son dessin gagnerait à plus de mystères, plus d’angoisse, plus de démesure, plus de… Lovecraft !

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