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Plusieurs analyses du livre

Le Salon littéraire : Frédéric Saenen

http://salon-litteraire.com/fr/essai-litteraire/review/1797904-h-p-lovecraft-visionnaire

C’est un essai engagé qu’a osé publier le Brabançon Didier Hendrickx à propos H.P. Lovecraft, à qui l’étudiant en journalisme à l’Université Libre de Bruxelles avait jadis consacré son mémoire de licence, comme on disait à l’époque… Engagé, et qui va donc forcément déplaire. L’écrivain américain figure déjà de longue date parmi les plus suspects de nourrir une vision ultrapessimiste de l’humanité, basée sur des préjugés raciaux fermement ancrés et confinant souvent au délire pur et simple. Fallait-il qu’un petit Belge rouvrît le dossier et relançât le débat en classant l’auteur de La Couleur tombée du ciel au rang des contemporains capitaux, incontournables à la compréhension du malaise occidental actuel ?

Le mal, ou le bien, est fait en tout cas. Et le résultat est étonnant, car même ceux qui ne rejoindront pas les conclusions alarmées de Hendrickx quant à la déliquescence de notre époque ne pourront qu’applaudir face à l’exhaustivité de sa connaissance du sujet, parfaitement maîtrisé et toujours cité avec pertinence.

La thèse principale de Hendrickx consiste à soutenir que Lovecraft, en esprit lucide, sinon extralucide, avait vu mieux que quiconque le désastre de l’Occident et qu’il avait pressenti qu’un facteur crucial de la catastrophe serait – outre la perte des repères et valeurs traditionnels et les ravages de la modernité technicienne – la dégradation de la communication interpersonnelle.

L’appel à la découverte que lance Hendrickx a tout pour séduire : « En proposant à la lecture d’autrui cette plongée dans l’œuvre de Lovecraft, je souhaite simplement que ceux et celles qui parmi vous ont entendu parler de cet homme et qui sont intimidés par l’immense statue ou par l’écho de ses cris ne s’arrêtent pas à leurs premières émotions. Le visage froid et austère dominant le mausolée ne doit pas réprimer votre envie de vous abîmer dans ces espaces terrifiants et fascinants que l’auteur a excavés par-delà le mur du sommeil dans les territoires arpentés du rêve. L’étrange mélopée qui en émane ne vous quittera plus. »

Aie confiancccce, donc, lecteur ! D’autant que tu vas approcher l’un des rares représentants de l’âge d’or du fantastique, que Hendrickx situe entre 1908 (parution de La Maison au bord du monde de W.H Hopson) et 1937 (décès de Lovecraft). Le point commun des tenants de cette nébuleuse, où l’on croise également Lord Dunsany et Arthur Machen, est d’avoir élaboré des structures mythiques à la fois originales (chez Lovecraft, la légende fondamentale est inventée de toutes pièces) et originelles (elle se relie à un passé chtonien, primal, antérieur à l’apparition de notre espèce).

Même les profanes en la matière ont entendu proférer le ténébreux nom de Chtulhu, créé par Lovecraft et qui engendrera nombre de reprises et de continuations, un peu à l’instar des gestes médiévaux. Lovecraft s’est quant à lui imprégné des mythologies archaïques, et la structure sociétale des Grands Anciens qu’il met en scène n’est pas sans rappeler le schéma trifonctionnel des Indo-Européens étudiés par Dumézil. Son apport est d’avoir situé ce personnel divin dans d’inaccessibles confins et d’avoir conféré à son théâtre d’ombres une dimension cosmique, à maints égards effroyable par son éloignement temporel et spatial. L’une des rares clefs d’accès à cet univers est le fameux Necronomicon, ouvrage maudit dont on sait qu’il obsédait Borges, « nœud de fascination et de soumission » comme le qualifie bellement Hendrickx.

Le macrocosme inquiétant conçu par Lovecraft se reflète dans deux autres dimensions au moins, celle, géographique, de la Nouvelle-Angleterre, qui se dégradera irrémédiablement dès après la révolution américaine, et celle plus personnelle et intime de l’enfance. Une époque immune, pure, que Lovecraft sacralisera tout au long de son existence. Une fois posés ces jalons, le périple peut commencer. Hendrickx débusque dans les moindres recoins des romans et des récits plus brefs les éléments qui lui permettent de nourrir sa réflexion. Le lecteur pourra être parfois déconcerté, sinon lassé, par les litanies d’exemples tirés d’œuvres qu’il ignore ; s’il se fatigue, qu’il se précipite vers les conclusions de chaque chapitre, car c’est là que Hendrickx livre le meilleur de sa plume d’exégète. Le chapitre III, consacré aux « Bruits, musiques et langages » est à ce propos très révélateur de ses qualités. Emprunter ce raccourci reviendrait néanmoins à passer à côté de passages passionnants, comme celui où sont recensées les bibliothèques occultes nées du cerveau fécond de Lovecraft.

D’aucuns jugeront que les anathèmes des cinq dernières pages de l’ouvrage sont peut-être superflus, et que la passerelle que tente de jeter Hendrickx entre « 1910, 2010. À un siècle de distance, deux mondes similaires » est quelque peu branlante. Quoi qu’il en soit, à s’en tenir à sa riche étude du cas Lovecraft, le public francophone abordera muni de clefs de lecture solides cet immense écrivain, aussi maudit que méconnu, et qui sut faire face à l’abomination.

Extrait de l'introduction

Le veilleur de pierre

«Il n'a pas pris une ride», ai-je pensé en achevant la lecture de mon mémoire de fin d'études universitaires sur Howard Phillips Lovecraft. Ce n'était pas par orgueil ou autosatisfaction repue d'un quadragénaire jetant un regard nostalgique sur son passé. Depuis 1986, j'ai en fait continué à lire non seulement les nouvelles et romans des continuateurs de Lovecraft, mais aussi diverses études sur celui qu'on nomme le Maître de Providence. À cet égard, le risque de ce type d'apologie généreuse en surnoms flatteurs et autres titres de noblesse est d'embaumer l'auteur en question et de condamner l'accès à son mausolée. Comment aurais-je pu d'ailleurs délaisser cet étrange personnage qui est en grande partie responsable de mon cheminement personnel ? La recherche lovecraftienne a depuis abouti à la mise à jour de nouveaux textes, à de nouvelles traductions, à des découvertes sur l'homme mais aussi ses opinions, ses habitudes, ceux qui l'ont inspiré. J'en suis le premier ravi. Cela permet à ceux qui veulent bien faire preuve d'honnêteté intellectuelle, de réviser leur jugement hâtif sur l'écrivain et le penseur. Il faut dire qu'une manie de ces dernières décennies, de plus en plus prégnante et dévoreuse d'oxygène, est d'embrigader le passé dans un obscur combat contre des ennemis factices, dérisoires, ou depuis longtemps momifiés. Mais pour ceux et celles qui avaient réellement lu Lovecraft, la complexité de l'homme ne leur était pas inconnue. Laissez-moi cependant être sceptique : la complexité d'un auteur comme Céline ou celle de courants de pensée comme la Nouvelle Droite n'empêche pas des «Colonnes Sanglantes» d'un nouveau genre de sabrer tout ce qui ne fleure pas le doux parfum du progressisme. Qu'un homme de lettres ou un philosophe puisse être au-delà des catégories politiques usitées dépasse leur entendement. «Pas une ride», écrivais-je. Et même plus, oserai-je affirmer ! L'impossibilité de communiquer et la destruction du monde et de l'homme ancien, loin d'être une lubie momentanée d'aristocrate suranné ou de prophète de la décadence, sont deux caractéristiques majeures de ce stade de la civilisation occidentale. La première, conséquence de l'individualisme extrême, participe à la deuxième, effacement méthodique de tous les fondements d'une société organique et enracinée. Voici trois quarts de siècle, Lovecraft lançait un regard acéré sur la société industrielle et ce monde techno-marchand en pleine éclosion et déjà grand consommateur d'humains. Dans les ports de la Nouvelle-Angleterre et des États-Unis en général, il diagnostiquait l'avènement d'une véritable idéologie du flux et de l'anonymat ainsi que le dépérissement des structures théoriquement immuables de l'ancienne civilisation européenne.

Biographie et commentaires de l'auteur

Didier Hendrickx a étudié le journalisme à l'Université Libre de Bruxelles. Il travaille aujourd'hui dans le marketing et la communication au sein du secteur énergétique. Il réside dans le vieux pays brabançon belge, terre de légendes et de traditions que n'aurait pas manqué d'aimer Lovecraft.

Didier Hendrickx répond à notre question concernant son intérêt pour HPL, notre site et ses projets: :

“J'ai découvert Lovecraft à 14 ans et je n'ai cessé depuis de le lire et le relire. Lorsque j'ai dû choisir un thème de mémoire de fin d'études universitaires, Howard s'est aussitôt imposé. D'autant plus que la thématique de la communication était omniprésente dans l'oeuvre. Et que la conception qu'il en avait découlait de sa philosophie: impossibilité apparente de communiquer, solitude effarante face à ce qui est radicalement autre ou dépasse, etc… Je n'ai cessé d'écrire aussi. Non seulement professionnellement mais aussi bien sûr par plaisir et besoin. Je me suis essayé à imiter Lovecraft comme 95 % des gens présents sur ce formu (je veux bien parier…). Mais je me suis très vite rendu compte que sans l'expérience de la vie, l'écriture est creuse, sans épaisseur. J'ai donc reporté pas mal de projets d'écriture et ce n'est finalement que ces dix dernières années où j'ai rédigé de nombreux textes qui paraîtront à l'Age d'Homme (récits biographiques et imaginaires, roman de science-fiction). …Sans Lovecraft, je serais bien différent. C'est par son biais que j'ai découvert la littérature fantastique mais surtout la littérature tout court, la philosophie, l'histoire! Et une première ébauche de conception du monde qui s'est ensuite affinée à la lecture de Nietszche notamment…

Votre forum me plaît bien. Professionnellement je m'occupe notamment du volet internet et e-media de la société. Et je peux mesurer la qualité de votre travail et le temps et l'investissement que cela exige. …

J'ai déjà reçu pas mal de belles réactions lors de la Foire du Livre de la part d'écrivains, sur des blogs, etc.. Mais la diffusion du livre commence véritablement. Plusieurs articles seront rédigés suite aux contacts lors de la Foire… Comme dirait mon éditeur, c'est un livre de fond qui intéressera encore dans dix ans. C'est ce que je lui souhaite. J'ai d'autres projets sur Lovecraft mais qui me demanderaient deux vies pour les réaliser.

L'auteur est intervenu sur notre forum pour parler de son travail:

http://forum.hplovecraft.eu/viewtopic.php?id=1362

notamment ceci:

“Quelques observations: -Heureusement que les esthètes ne font pas de la politique active. Cela aurait été un désastre avec HPL. Leur perception du réel est souvent déformée par leurs passions historico-esthétiques, leur idéalisation de certaines périodes du passé. Il n'en reste pas moins que Howard est hanté par la décadence, réelle ou supposée, du monde qui l'entoure. Cette hantise se retrouve dans l'oeuvre. C'est pour cela que je parle de prédiction. La société actuelle, essentiellement consumériste selon ses critères, aurait été perçu par lui comme une fin de civilisation. -HPL n'avait rien d'un humaniste au sens moderne du terme. Au sens antique, grec du terme, il l'était sans doute puisqu'il y a cette dimension organiciste dont certains aspects sont incompatibles avec les droits et acquis de notre société démocratique. Cependant, n'oublions pas qu'il est pétri de contradictions, naviguant d'un bord métapolitique à l'autre, damnant un jour ce qu'il admirera le lendemain. - il existe quand même pas mal de textes et lettres qui donnent une idée des conceptions lovecraftiennes en matière civilisationnelle et politique. Qu'elles soient tantôt lucides, tantôt navrantes et hallucinantes, je te le concède. -La haine et le rejet découlent de l'absence de contact avec le réel, avec l'Autre (pour utiliser un concept lévinassien). Par moments, HPL a tempéré cette vision hémiplégique. -J'évoque dans l'essai l'importance des notions d'enracinement et d'identité, concepts particuliers et non univoques chez Lovecraft, dont la charge est plus esthétique que politique. N'oublions pas que ces notions sont normales au début du XXè sicèle et non chargées émotionnellement et négativement. Cela me semblait donc intéressant de faire une analogie avec le monde contemporain où ces questions ressortent face à la mondialisation, conceptions déformées et exploitées politiquement mais qui chez HPL ont à voir avec les espaces-temps idéalisés - l'enfance, la Nouvelle-Angleterre, Rome, etc.. - il y a des pans de la personnalité de HPL qu'on voudrait oublier mais je pense sain de les aborder sans idées préconçues, sans anachronismes. C'est mon vieux fond libre exaministe… -Il est souvent difficile - et c'est valable pour moi aussi - de ne pas s'inventer un HPL qui correspond à notre désir et non pas à la réalité de cet homme, complexe et déroutant. J'ai peut-être succombé à la tentation dans cet ouvrage. Mais c'est ce qui fait aussi la beauté de la subjectivité…:-)

KADATH : Didier Hendrickx ou l'actualisation de Lovecraft

kadath25 2015/05/05 22:26

Certaine biographie possède une entame qui impressionne immédiatement. Michel Houellebecq parvient à bluffer dès les premiers mots de son célèbre essai : « La vie est douloureuse et décevante. Inutile, par conséquent, d’écrire de nouveaux romans réalistes. Sur la réalité en général, nous savons déjà à quoi nous en tenir ; et nous n’avons guère envie d’en apprendre davantage. L’humanité telle qu’elle est ne nous inspire plus qu’une curiosité mitigée…. Difficile de faire mieux !

Didier Hendrickx dès la page 10 assène une phrase qui résume bien HPL :

Lovecraft se voulait une sorte de veilleur de pierre, conservatoire humain d'une ère en voie d'effacement, tout en n'étant pas dupe de la vanité de l'être”.

Bien-sûr on peut ne pas être d'accord avec l'optique traditionaliste de ce jugement, que pourtant il paraît difficile d'effacer d'un revers :

L'impossibilité de communiquer et la destruction du monde et de l'homme ancien, loin d'être une lubie momentanée d'aristocrate suranné ou de prophète de la décadence, sont deux caractéristiques majeures de ce stade de la civilisation occidentale. La première, conséquence de l'individualisme extrême, participe à la deuxième, effacement méthodique de tous les fondements d'une société organique et enracinée.

Hendrickx souligne tout au long de son étude le caractère “engagé” du fantastique lovecraftien, même si cet engagement semble être autant celui du biographe que de l'auteur étudié, car Lovecraft fut loin d'être un “militant” d'une cause ou d'un parti. Il convient plutôt de parler d'éloignement de Lovecraft par rapport au monde moderne et à ses critères de réussite commerciale, de libéralisation des moeurs, de nivellement démocratique. Hendrickx souligne d'ailleurs:

Mais c'est surtout, plus profondément la révélation pour un être humain de l'impossibilité d'affronter l'existence au sein d'une société donnée, d'élaborer une relation directe et cohérente avec le monde.

Même l'écriture de Lovecraft l'éloigne de ses contemporains et Hendrickx de souligner:

Lovecraft, en homme libre, avançait dans son univers à coups de mots tranchants et de phrases acérées. Idéologues de la marchandise et du progrès évanescent et nouveaux prêtres du dicible et de l'indicible ne lui pardonneront pas la force de son verbe incontrôlé et insensible aux relents de la morale contemporaine”.

Si “ la vie est en quelque sorte un jeu inutile mais que l'homme est libre de diriger”, alors la seule grande croisade qu'un homme peut décemment mener est celle dirigée contre tout ce qui appauvrit l'imagination. Dans cette lettre à James Morton, Lovecraft précise:

Ce que nous devons faire, c'est secouer nos illusions encombrantes et nos fausses valeurs en banissant les platitudes sonores, en nous rendant compte, comme des civilisés, que les seules choses de valeur au monde sont celles qui répandent la beauté, la couleur, l'intérêt, exaltent les sensations”.

Pour préserver cette démarche d'esthète, la solution est le retour à l'enfance, univers protégé “ loin de la fureur imbécile et de la médiocrité contagieuse des hommes!

Carter s'en est allé rejoindre les territoires de son enfance. La clé symbolise le franchissement du seuil, le saut hors de la réalité tragique et décevante vers un espace-temps que la laideur du monde n'a pas souillé. Carter est le Lovecraft qui, confronté à l'univers des années 1920 et 1930, bat en retraite et s'aménage un lieu où l'existence paraît supportable et un peu moins insensée. Cet endroit, c'est l'enfance. On y accède par les songes et l'imagination peut y revivre, s'y regénérer - ou en avoir l'illusion - grâce à l'écriture.

le_dieu_silencieux.txt · Dernière modification: 2021/05/09 18:42 (modification externe)