La découverte des oeuvres de H.P. Lovecraft par les lecteurs francophones n'aurait pu se faire sans le travail de reconnaissance de Jacques Bergier, fervent lobbyiste du Maître Providence, et de Jacques Papy, traducteur de la plupart de ses textes dans la langue de Maupassant. Jacques Papy, le mystérieux, le controversé, le mal-aimé traducteur mérite-t-il le sort qu'on lui réserve bien souvent pour avoir opéré des coupes dans les écrits lovecraftiens ?
Le présent article - volontiers partisan - cherche à présenter la problématique de la traduction dans le cas d'un auteur au style volubile et parfois un peu désuet ; ce sujet peut bien sûr s'appliquer à toutes les traductions de manière général, d'autant plus quand les auteurs ont écrit dans les années 20 et dans un genre naissant (la “weird fantasy”)…
Nous ne savons pas grand chose de Jacques Papy. L'encyclopédie Wikipédia1) nous dit que Papy “est connu pour sa traduction d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll pour les éditions Gallimard. Il a aussi traduit L'île au trésor de Robert Louis Stevenson, Winnie l'ourson d'A. A. Milne, des romans de John Steinbeck et de Noman Lewis, de nombreuses nouvelles d'Ambrose Bierce, de Fredric Brown et de Fitz James O'Brien. Il est connu pour être le principal traducteur en français de Howard Phillips Lovecraft. Ses traductions de Lovecraft ont été complétées par Simone Lamblin pour la parution de l'intégrale aux éditions Robert Laffont. Dans le but de faciliter la réception de l'écrivain américain, Papy avait réduit la traduction des longues phrases de Lovecraft.”
Souligné, l'élément qui fait de Papy un homme honni par une partie de la critique lovecraftienne francophone : régulièrement, des commentaires sévères condamnent le mode de traduction des nouvelles de Lovecraft par Jacques Papy.
Ainsi, à la fin du Cahier d'études lovecraftiennes N° 2 de S.T. Joshi chez Encrage, Joseph Altairac avance un avis qui suscite la réflexion : le traducteur aurait ni plus ni moins “saboté” les versions originales des récits de Lovecraft : “Les coupures que subit le texte [Les montagnes hallucinées], sont inadmissibles. Elles le vident de sa substance, et obligent le traducteur à se livrer à un travail de réécriture qui aggrave encore les choses. En fait, le texte est déformé à un tel point que l'on ne plus décemment parler de traduction. Il s'agit d'une adaptation, d'une sorte de “digest” qui donne au lecteur français une idée de l'oeuvre de Lovecraft, mais une idée seulement.” Ainsi, Altairac reproche à Papy d'avoir opéré de véritables coupures des versions originales, ce qui nous laisse à penser que nous ne lisons jamais du “vrai” Lovecraft. Sans vouloir nier les intentions du traducteur à donner une interprétation “libre” des fictions de HPL, ces accusations peuvent sembler injustes, voire disproportionnées.
Dans l'un des exemples qu'évoque Altairac pour appuyer ses dires, le texte traduit est le suivant : “Les granits et les grès précambriens ainsi recueillis confirmèrent notre hypothèse d'après laquelle ce plateau était homogène avec la masse du continent occidental”. Joseph Altairac indique que selon l'interprétation littérale, il faut ajouter après cette phrase : “… mais pourtant différent de cette partie qui s'étend vers l'ouest au dessous de l'Amérique du Sud - qui, nous le pensons maintenant, forme un continent distinct et plus petit, séparé du plus grand par la jonction glacée des mers de Weddell et de Ross, malgré le fait que Byrd ne soit pas d'accord avec cette hypothèse”… C'est là un passage essentiel dont “l'ignoble” Papy nous a privé pour la nécessaire compréhension des Montagnes hallucinées ! Ce genre de précision géologique, d'après la manière dont HPL lui-même la rédige, est peut-être une hypothèse déjà controversée à l'époque et qui aujourd'hui peut apparaître totalement erronée, à l'instar de bon nombre d'opinions scientifiques remontant à quatre-vingt ans en arrière…
Un autre passage omis volontairement par Papy est présenté dans la traduction du même texte par Simone Lamblin : “Finalement, il me faut compter sur le jugement et l'influence de quelques sommités du monde scientifique qui aient, d'une part, assez d'indépendance d'esprit pour apprécier mes informations à leur propre valeur effroyablement convaincante ou à la lumière de certains cycles mythiques primordiaux et déroutants au plus haut point, et d'autre part un prestige suffisant pour dissuader le monde de l'exploration dans son ensemble de tout programme imprudent et trop ambitieux dans la région de ces montagnes du délire”. Reconnaissons que ces deux omissions empêchent de comprendre le récit à sa lecture, et que, grâce à l'ajout d'Altairac ou de Lamblin, la lecture de la nouvelle est rendue bien plus passionnante !
Trêve d'ironie. Les détracteurs de Papy l'accusent d'avoir “expurgé” des passages de Lovecraft qu'il trouvait trop longs. Mais il faut rappeler que la narration de HPL a été parfois contestée par ses propres compatriotes. Le solitaire de Providence avait délibérément choisi d'une part la prose du XVIIIe siècle anglais et d'autre part le style exalté d'Edgar Poe accompagné d'une véritable pléthore de superlatifs, d'interjections et d'adjectifs souvent inutiles voire redondants. On peut également citer l'éprouvant langage pseudo-rural de Zadok Allen ou des péquenaux de Dunwich. Comment restituer la saveur du patois de Nouvelle-Angleterre en français ? Sans nier à Lovecraft sa capacité à raconter des histoires palpitantes, on peut imaginer qu'en traduisant ses écrits “in texto”, ce langage étrange nous rebuterait. Que Jacques Papy ait préféré écrire dans un français plus élégant et moins chargé n'est pas forcément une si mauvaise chose, de même que supprimer certaines références scientifiques aujourd'hui dépassées ou abréger un style parfois pompeux que même la traduction ne parvenait pas à atténuer.
Pour conclure avec audace, on peut effectivement affirmer que Jacques Papy n'a pas opéré de traduction littérale de Lovecraft ; il n'a pas tenu à le reprendre en intégralité et s'est permis certaines libertés. Mais au vu des “textes originaux”, le lecteur francophone n'a peut-être pas tant perdu à ce que le traducteur supprime ou résume ce que HPL, indépendamment de sa formidable imagination et de son habileté dans la constrution narrative, rédige - tout particulièrement dans les histoires du Mythe de Cthulhu - dans une prose emphatique et volontiers bavarde.
Peut-il y avoir un “traducteur francophone idéal” de Lovecraft ? Simone Lamblin, Yves Rivière, Paule Pérez, Claude Gilbert, pour les plus connus, ont également mis la main à la pâte. D'une traduction à l'autre, on ressent toujours une différence quant à la pertinence du choix des mots, des tournures de phrase, de la richesse - ou de la pauvreté - du vocabulaire employé. L'on peut se demander s'il est préférable de reproduire un texte de manière libre quant à la forme de l'oeuvre tout en en respectant l'esprit, ou est-il absolument indispensable de reprendre mot par mot la version d'origine qui n'est pas nécessairement fluide, à la manière d'un simple transcripteur ? La question reste ouverte.