Par KADATH, septembre 2008
(Photo Badseed / GNU Free Documentation License)
Né à Toulouse en juin 1944, Philippe Druillet s’installe à Paris en 1952 suite à la mort de son père. Le jeune homme remplit déjà des cahiers entiers de dessins et passe pour un “artiste bohème” aux yeux de ses camarades. A l’âge de quatorze ans, il découvre la littérature de science-fiction qui l’amène aux nouvelles de Lovecraft. Influencé par le courant dit du “réaliste fantastique” dont les pères sont Jacques Bergier et Louis Pauwels, Druillet se passionne de plus en plus pour l’étrange et l’évasion fantastique.
En 1966, il crée le personnage de Lone Sloane dans sa première bande dessinée Le mystère des abîmes parue chez Eric Losfeld. Le dessinateur attire l’attention du milieu de l’édition à Paris et obtient un contrat chez OPTA spécialisé en science-fiction et fantastique. L'éditeur publiera entre 1965 et 1987 les plus grands auteurs français et anglo-saxon de genre sous la direction de critiques littéraires aussi célèbres que Jacques Sadoul, Alain Dorémieux, Jacques Bergier, Michel Demuth. Philippe Druillet illustrera Gaston Leroux, William Hope Hodgson, Fritz Leiber, Michael Moorcock et, chez un autre éditeur, le Démons et merveilles de Lovecraft !
1969 est une année charnière où le dessinateur quitte l’illustration proprement dite - dessins et bande dessinée La cité sans nom pour le Cahier de l’Herne consacré à Lovecraft - pour entrer au magazine Pilote grâce à ses premières planches de Yragael. Druillet poursuivra cette collaboration avec la revue jusqu'en 1974 et dessine la suite des aventures de son héros Lone Sloane.
(Illustration © Philippe Druillet)
Philippe Druillet découvre Lovecraft très jeune au fil de ses lectures. Bien avant ses vingt ans, précédant la naissance de son héros Lone Sloane, il dessine des paysages et des villes qui évoquent Démons et merveilles, et un premier portrait de HPL daté de 1963. Celui-ci sera suivi de plusieurs autres représentations de Lovecraft. On y retrouve ce qui hante le dessinateur : des ciels torturés, des idoles pansues, des flèches et des constructions bulbeuses. Ces premiers dessins sont réalisés en noir et blanc, crayon et encre de chine, dans un style que Druillet développera ensuite pour les illustrations fournies pour les éditions OPTA. C’est l’époque des cathédrales dominant des villes hérissées de flèches, de dragons volants au-dessus de déserts avec des villes sur le dos, de personnages ailés évoluant dans l’éther.
Outre OPTA, Druillet réalise aussi des couvertures pour la revue Fiction - devenue un magazine culte dans le monde de la science-fiction et du fantastique. Là également, il crée des architectures hors normes, des créatures à mi-chemin entre l’héroic-fantasy et la science-fiction, encore empreintes d’une certaine naïveté qui caractérise ces oeuvres juvéniles.
En 1966 et 1967, le dessinateur réalise une série de planches sur le thème du Necronomicon, en étant le premier à imaginer une forme au livre inventé par Lovecraft. Ces planches seront reprises plus tard dans un numéro spécial de Métal Hurlant consacré à HPL. Mais il faudra attendre l’année 1976 pour découvrir ce qui reste toujours la plus belle édition de luxe éditée en langue française, le célèbre Démons et merveilles publié chez OPTA-Sauret.
Au début des années 70, avec Délirius, Philippe Druillet poursuit les aventures extraordinaires de son héros Lone Sloane, mais cette fois sur un scénario de Jacques Lob. En collaboration avec Michel Demuth, Druillet conçoit chez Dargaud les surprenants Yragael ou la fin des temps en 1973 et 1974, et Urm le fou en 1975. Durant la même période, il crée pour Phénix une bande dessinée au graphisme plus rapide et enlevé, relatant les frasques désordonnées d'un personnage peu conventionnel, Vuzz.
L’année suivante, suite à une mésentente avec les éditions Dargaud, Druillet fonde avec Moebius et Jean-Pierre Dionnet sa propre revue, Métal Hurlant ainsi qu’une maison d’édition, les Humanoïdes Associés. Si la revue ne connaît qu’un succès mitigé au début, très vite le tirage augmente et l’audience dépasse largement les frontières de l’hexagone. Métal Hurlant est considéré aujourd’hui comme la référence dans le domaine de la bande dessinée science-fiction et fantastique avec des dessinateurs tels Richard Corben, Jacques Tardi, Caza, Enki Bilal, Ted Benoît, François Sschuiten, Jean-Michel Nicollet, Daniel Ceppi ou Alexis.
Parallèlement à cette initiative d’éditeur, Druillet poursuit sa carrière de dessinateur avec des albums comme Gail - édité par lui-même en 1978 - et le premier volet de Salammbô d'après Gustave Flaubert (les Humanoïdes Associés, 1980).
Revenu à Pilote, Philippe Druillet réalise des récits complets sous le titre de Nosferatu - l'album ne paraîtra chez Dargaud qu'en 1989 - et, surtout, entreprend la suite de Salammbô : Carthage (Dargaud, 1982) ; le troisième et dernier épisode, Mathô, paraîtra en album chez le même éditeur en 1986. Parallèlement, Druillet travaille aussi comme scénariste avec des dessinateurs comme Alexis, Gotlib, Bihannic, Picotto et Didier Eberoni. Deux albums naîtront de ces collaborations : Firaz et la ville-fleur (dessins de Picotto, Dargaud, 1980) et Le mage Acrylic (dessins de Bihannic, les Humanoïdes Associés, 1982). Illustrateur et peintre, Philippe Druillet élabore de nombreux portfolios, dont Elric le nécromancien (Pellucidar, 1971), Druillet portfolio, royaume d'ombre et de lumière (Temps Futurs, 1980).
Artiste aux mille facettes, Druillet cumule les créations. Il contribue à la conception du Wagner Space Opera de Rolf Liebermann pour l'Opéra de Paris de 1978 à 1983. Il conçoit l'esthétique de la station de métro Porte de la Villette et se lance dans une série de dessins animés intitulée L'enfant bleu (produite par Antenne 2), dessine de nombreuses affiches de cinéma - La vampire nue, La guerre du feu, Le nom de la rose -, réalise en 1990 le clip Excalibur pour William Sheller, anime la décoration d'un restaurant, et élabore en 1993 La bataille de Salammbô, un somptueux spectacle composé d'images de synthèse, de faisceaux laser et d'un diaporama.
Lauréat du Grand Prix du Salon International d'Angoulême en 1988 et de plusieurs autres, à Lucca et Rome en particulier, Philippe Druillet a publié en 2000 chez Albin Michel un nouveau volet des aventures de Lone Sloane, Chaos, un retour depuis longtemps attendu par les anciens et les nouveaux amateurs de bande dessinée. A cette occasion, l'éditeur a ressorti la plupart des oeuvres de l'artiste en bandes dessinées et publié Les univers de Druillet (2003), un ouvrage révélant les innombrables talents de ce créateur hors norme. En 2004, la réalisatrice Josée Dayan a commandé à Philippe Druillet les décors d'une nouvelle adaptation des Rois maudits de Maurice Druon.
KADATH - Comment la rencontre Druillet/Lovecraft s’est-elle faite ?
Philippe Druillet - J’ai bien sûr lu tous les héros de la SF des comics : Guy l’Eclair (Flash Gordon), Superman, Mandrake, etc. , ainsi que les auteurs de fantastiques. J’ai découvert Lovecraft grâce aux premières éditions Denoël vers l’âge de 15/16 ans. Plus tard, mon ami Jacques Sadoul a organisé un sondage auprès des lecteurs des éditions J’ai Lu pour connaître quel dessinateur serait à même de représenter l’univers de Lovecraft : mon nom a été désigné ! J’ai essayé de visualiser l’univers de Lovecraft avec ses architectures “non-euclidiennes”1) et ses délires d’entités perdues dans le néant. En 1967 j’ai dessiné ma vision du Necronomicon en une douzaine de planches 2). Cette version a fait le tour du monde et m’a totalement échappée en tant qu’auteur ! On la retrouve dans des films fantastiques réalisés en Australie, dans des revues où mon nom a disparu en tant que dessinateur… Mon “Necronomicon” est devenu aussi mythique que celui inventé par HPL…
K - Lovecraft a dépeint un univers fantastique pour fuir une réalité sociale des années 1920/30 aux Etats-Unis qu’il exécrait ; Philippe Druillet aussi a-t-il “fuit” devant le monde moderne et les problèmes et déceptions de la vie ?
PD - Non, pas du tout. Je me sens profondément dans ce monde avec ses beautés et ses laideurs. L'artiste est le bouteur de feu qui dénonce, averti et dépeint ce qui risque d’arriver. L’artiste doit modeler le monde dans lequel il vit, l’art est aussi un combat culturel. Je suis un homme comme les autres, j’aime les femmes, boire un bon coup avec mes amis, profiter de la vie au maximum. Mais j’ai mes délires que je traduis en dessins flamboyants mais qui ne m’empêchent pas de vivre une vie normale. Lovecraft était “habité” par ses monstres et représentait un “cas” pour tout psychiatre. Ses phobies l'ont poussé à défendre des idées politiques et philosophiques totalement crétines. Qu’il soit bien clair que si j’admire l’oeuvre, par contre le personnage HPL n’a rien de commun avec moi. Je relis encore souvent ses nouvelles, mais son oeuvre principale pour moi reste Démons et merveilles, une véritable quête initiatique qui constitue un absolu en fantastique. C’est d’ailleurs le seul livre de HPL que j’ai illustré 3).
K - Avez-vous des références absolues dans le neuvième art ?
PD - J’admire beaucoup d’auteurs de bandes dessinées : Moebius, Bilal, Corben… Mais je reste fidèle aux noms qui ont bercés ma jeunesse : Hergé et Edgar P. Jacobs (sans oublier le grand André Franquin). Régulièrement, disons tous les trois ou quatre ans, je me replonge dans leurs univers. Cette manière de me ressourcer me permet de restructurer mon travail et de pas perdre des repères.
K - Que pensez-vous de l’évolution de la bande dessinée actuelle et notamment de l’intervention de l’outil informatique ?
PD - La nouvelle génération d’auteurs de BD possède ses grands talents et le monde du neuvième art se porte plutôt bien. Mais il reste que je suis un peu sceptique concernant son évolution. Il existe des logiciels de traitement de l’image, tel Photoshop, qui apportent indéniablement un plus. Par contre, je constate une certaine standardisation dans les scénarios comme dans les images. Les héros sont de plus en plus dépersonnalisés, des masques sans vie. Le phénomène manga est aussi intéressant, avec quelques oeuvres remarquables mais l’ensemble reste un ton en-dessous de la BD traditionnelle.
K - Avez-vous encore un rêve ou un projet particulier à réaliser dans le domaine du dessin ?
PD - Il y a bien entendu mon projet Delirius tome 2 dont la sortie est confirmée chez Glénat pour le début 2010. Je travaille beaucoup dans plusieurs domaines artistiques dont la sculpture. Mais mon vieux rêve reste la réalisation de L'Enfer de Dante en BD ! Ce projet est prévu pour le courant 2011, si les dieux de Lovecraft le veulent…
Impossible de passer en revue la vingtaine d’albums réalisés par Philippe Druillet, et comme le but de cet article est d’évoquer essentiellement l’aspect lovecraftien de son oeuvre, quatre titres seront mis en exergue pour matérialiser ce choix.
Présenté en 1972 par René Goscinny (Astérix le Gaulois), il s’agit du premier album des aventures de Lone Sloane, héros de science-fiction mais dont les décors et l’univers touchent au moins autant le monde du fantastique.
Dans la première partie, Le trône du dieu noir, Lone Sloane est aux commandes d’un vaisseau spatial intercepté par les dieux. Perdu dans l’éther, un gigantesque trône gravé l’attend : “Un trône de pierre, Iotaï, Celui qui cherche… Sombre messager de ceux qui ne sont pas des hommes… Il franchit des univers et des distances que l’imagination ne peut conçevoir.” L’image est superbe et introduit cette notion d’infini que Druillet reprendra souvent plus tard. Lone Sloane quitte son vaisseau et utilise le siège des dieux pour voyager dans l’espace, tel Randolph Carter dans Démons et merveilles. Au hasard de son incroyable voyage, il découvre des mondes où des civilisations extraterrestres ont bâti des tours et des temples démentiels.
La seconde partie, Les îles du vent sauvage débute par l’extraordinaire vision de la nef du pirate Shonga, magique représentation à mi-chemin entre le vaisseau corsaire du XVIIIe siècle et le vaisseau spatial de la taille d’une ville ! Cette partie se termine par un dessin en pleine page, sans doute l’une des représentation graphique de toute la bande dessinée la plus proche de l’univers de Lovecraft, lorsque Sloane les bras écartés invoque les dieux perdus dans l’univers.
Si la troisième partie est essentiellement tournée vers la science-fiction, la quatrième, Torquedara Varenkor est devenue une référence culte de l’univers de Lovecraft en bande dessinée. L’idée du Pont sur les étoiles n’est pas loin de toucher au génie - dans le sens littéral de ce mot - avec cette vision d’une construction réalisée par les Anciens Dieux, sorte de muraille perdue dans l’infini ayant à espace régulier des “tours” en forme de créatures difformes. Des dragons hantant ce lieu évoquent les créatures de Démons et merveilles grâce auxquelles Carter voyage dans l’infini. L’album se termine par une vision de notre planète Terre, prisonnière des dieux anciens comme un simple jouet inséré dans des constructions hors proportion.
Un album devenu mythique où Druillet jette les bases de ce qui sera l’archétype d’une vision de la bande dessinée totalement révolutionnaire pour l’époque.
Voici certainement l’album le plus lovecraftien de Philippe Druillet puisque dès la page de garde, le lecteur est accueilli par le Pont sur les étoiles évoqué plus haut. Le texte qui inaugure cet album est le délire fantastique à l’état brut : “Imaginez l’océan - sphère, le viscère - univers… Imaginez cet oeil de lumière crevé aux cils d’hydrogène, ce suint de soleils sur l’iris en fusion… Imaginez l’Explosion…”
S’il existe une vision du big-bang originel de l’univers, celle d’Yragael n’est pas loin de l’atteindre. Dans ces premières pages, Druillet nous offre toute une cosmogonie composée d’univers en fusion, d’explosion de la matière et de la distorsion des dimensions. Jamais un auteur de bande dessinée n’était parvenu à donner une forme à ces visions oniriques d’univers étrangers au nôtre. On retrouve l’identique démesure de Lone Sloane, mais à un coefficient bien plus grand. Les êtres étranges qui illustraient le Démons et merveilles paru chez OPTA-Sauret et qui avaient étonné les admirateurs de Druillet sont présents dans les interstices des dimensions cosmiques, écartelés à chaque page ! Les planches des pages 11 et 12 - des pierres qui volent dans le ciel au-dessus d’une armée d’esclaves entre les tours des cités étranges - sont probablement parmis les plus belles réussites de toute l’oeuvre de Philippe Druillet par la dimension inégalée qu’elles suggèrent. “Vers Céméroon coulaient des fleuves de monolithes et dans les nuées de sa naissance des têtes de titans aux yeux d’abîmes ouvraient des détroits de mirages entre les continents d’orages.” Ciels tourmentés crevés de nuées sanguines au-dessus de cités où des idoles brisées rappellent la vanité de toute civilisation…
Vers la fin de l’album, Druillet nous offre une vision d’une créature très proche du Cthulhu dont rêvait Lovecraft : une image qui pour une fois n’est pas qu’une caricature grotesque mais bien l’expression d’une réelle angoisse née d’un crayon tenu par un génie.
Urm le fou paraît un an après Yragael et privilégie l’histoire d’un être qui affronte les sortilèges de sorciers ayant pactisé avec les dieux. Lovecraft est présent dès la première planche qui est extraite du Necronomicon que Druillet publia pour le numéro spécial de Métal Hurlant. Urm est une créature difforme qui fuit à travers la terre et les cieux la malédiction de sa naissance. Il erre dans des cités fantastiques où les décors font immanquablement penser à Kadath, Yaddith, Yb et autres lieux oubliés.
La planche reproduite ci-contre, Le temple, est considérée comme l’un des dessins les plus réussi de Philippe Druillet et fera l’objet d’une sérigraphie devenue objet de culte aux yeux des fans du dessinateur. Les décors sont toujours aussi flamboyants, peuplés de monstres parfois humanoïdes, parfois étrangers à toute faune, toujours dessinés d’un crayon tourmenté, halluciné qui porte le lecteur d’un fantasme cosmique à un opéra de couleurs aux formes dantesques. Le royaume des morts où Urm échoue permet à Druillet de nous offrir sa vision de la fin de toute chose, le bout des univers et le lecteur fasciné de glisser vers la fin inéluctable :
“Ainsi meurt toute chose
Mais aux mortels seuls
Echoit ce privilège
Quand aux autres à jamais
Dans l’ombre
Ils veillent et attendent…”
Une autre page du Necronomicon ferme l’album sur cette citation. “Ils veillent et attendent…” Urm le fou meurt d’avoir approché les dieux.
Cet album intervient à un moment terrible de la vie privée du dessinateur puisque sa femme est morte de maladie alors que tout semblait réussir à Druillet. Son désespoir, il va le dessiner en traits noirs et rouges dans La nuit, sans doute la plus désespérée de ses créations. Deux ans plus tard, il édite Gail à compte d’auteur.
Dans cet album toujours profondément marqué par la mort et la souffrance, Philippe Druillet reprend le personnage de Lone Sloane, qui au bout d'une quête initiatique - ou plutôt une course poursuite, représente plus que jamais l’avatar fantastique de son créateur. Lone Sloane va combattre la mort dans une fuite en avant qui conduit à la destruction ou à une vie qui intègre les souffrances passées, contre l'oubli, contre la mort. Druillet explique en introduction : “Que les ténèbres ne soient plus que le clair obscur qui met en valeur la beauté des choses, ainsi que le bien le plus précieux : la vie ! Un combat à mener par tous.” Gail est donc la victoire sur les ténèbres de La nuit, un hymne très codifié à l'espoir et à la lutte.
Le décor oscille entre les mondes fantastiques et des scènes d’humanoïdes harnachés de lourdes armures. A la suite de quelques planches consacrées à la vision des prisonniers entrainés vers le pénitencier où la mort est impossible, Druillet nous offre deux planches pleine page d’une beauté sans égale dans l’histoire de la bande dessinée de science-fiction : l’illustration connue sous le nom de L'île des morts et une seconde, symbolique de la mort : “A l’intérieur… L’un était sombre comme la nuit… Son serviteur… L’autre redoutable, n’avait pas de nom et, pareil au temps, il buvait les âmes… Tous deux jouaient ensemble…”
On peut parler sans excès de génie dans cette représentation d’un prêtre jouant avec une créature des ténèbres devant ce qui pourrait bien illustrer la porte des enfers ou du royaume des morts. A l’exception de quelques planches d’Yragael et de Urm le fou, Philippe Druillet n’a jamais fait mieux dans la représentation d’un fantastique en totale rupture graphique avec tout ce qui avait été fait avant lui. Vers la fin de l’album, il réédite cet exploit pictural par le dessin d’un être jouant de la flûte au milieu d’un décor d’univers infini où flottent des citées rêvées. Comment ne pas encore une fois se souvenir des nouvelles où Lovecraft parle de monstres soufflant des airs extraterrestres en hommage aux dieux ?
Nous l’avons vu dans le cadre d’analyses d’auteurs de bandes dessinées, la concrétisation des univers lovecraftiens est périlleuse pour les dessinateurs. La plupart des illustrateurs de bandes dessinées ont préférés adapter les récits de l’écrivain de Providence et limiter leur interprétation à des décors conventionnels, des êtres monstrueux “classiques” de l’univers fantastique. Les quelques initiatives pour transcender la graphie habituelle des récits fantastiques se sont limitées à des essais assez flous, jouant sur l’abstrait pour diminuer le risque d’échec. Montrer l’indicible reste l’apanage de Philippe Druillet.
Cela est d’autant plus méritoire qu’aucun de ses albums n’est directement lié à Lovecraft ou à une oeuvre de cet auteur. S’il serait facile d’illustrer Démons et merveilles en choisissant quelques dessins dans les albums Gail ou Yragael, il n’est jamais question nommément de Lovecraft ou de ses dieux dans les textes qui accompagnent Lone Sloane ou Urm le fou…
Druillet a donc opté pour une autre formule qui consiste à inventer ses propres héros, leurs propres décors dans des univers indéniablement nés dans la matrice spirituelle du Mythe de Cthulhu. Il y a plusieurs façons de rendre hommage à H.P. Lovecraft lorsque l’on admire son univers. Druillet en créateur de génie, s’est refusé à n’être qu’un illustrateur de nouvelles et a choisi de bâtir son propre monde en écho à celui de Lovecraft. Chemin faisant, il a offert à la bande dessinée une création artistique unique qui place Philippe Druillet définitivement au panthéon des plus grands noms de cet art.