Par François Truchaud
Non, je ne rêve pas, ou plutôt le rêve est enfin devenu réalité : je suis au 66, College Street, à Providence, Rhode Island, USA, et Il est assis en face de moi, dans son fauteuil préféré, tel qu'en lui-même, avec sa figure longue et maigre, son nez aquilin, ses joues creuses et sa mâchoire saillante. Je le contemple un instant puis, quelque peu ému, je commence :
François Truchaud - Howard Phillips Lovecraft…
H.P. Lovecraft - Appelez-moi donc Theobald, mon cher Truchaldus, ce sera moins solennel !
FT - Euh, Theobald, j'ai une foule de questions à vous poser. Tout d'abord, Providence…
HPL - Ah, Providence, il n'y a pas d'autre endroit pour moi. A Providence, je suis chez moi, je me sens en totale harmonie avec chacune de ses rues et la campagne environnante. Mon monde est Providence, Providence fait partie de moi et je suis Providence !
FT - “Dans les sentiers étroits et sinueux qui grimpent en haut des pentes et des crêtes, on peut encore trouver la magie tranquille des jours oubliés”…
HPL - Je vois que vous connaissez vos classiques. (Ses yeux pétillent de malice.) J'ai écrit ce poème en 1927, il me semble, cela ne nous rajeunit pas ! Je n'aurais jamais dû quitter Providence. New York a été un cauchemar…
FT - A propos de cauchemars, justement, dès votre plus jeune âge…
HPL - Oh oui ! Lorsque j'avais six ou sept ans, j'étais constamment tourmenté par des cauchemars où des entités monstrueuses que j'avais appelées les “Maigres Bêtes de la Nuit” (j'ignore où j'avais été chercher ce nom !) se jetaient sur moi et m'emportaient dans les airs au-dessus d'horribles cités mortes. Nuit après nuit, je revivais la même horreur. Très tôt, j'ai pris l'habitude de coucher mes rêves sur le papier.
FT - Ainsi Nyarlathotep…
HPL - Nyarlathotep est un cauchemar, un fantasme surgi de mon inconscient. Le premier paragraphe a été écrit alors que je n'étais pas encore complètement réveillé ! J'ai éprouvé le besoin irrésistible d'écrire pour conserver cette atmosphère de terreur exceptionnelle ! Vous connaissez la suite.
FT - Et Abdul Alhazred, l'Arabe fou ?
HPL - C'est un pseudonyme que j'avais pris à l'âge de cinq ans, à l'époque où j'avais une passion pour les Mille et Une Nuits. Je faisais collections de poteries et d'objets d'art orientaux, déclarant que j'étais un disciple fervent de Mahomet. Vous savez qu'Abdul Alhazred est l'auteur du mythique Necronomicon que j'ai mentionné dans certains de mes contes.
FT - Oui, bien sûr ! Une plaisanterie littéraire ?
HPL - Vous croyez ? Ce n'est pas moi qui vous en recommanderai la lecture. J'ai connu quelqu'un qui… mais ceci est une autre histoire !
FT - A propos de vos contes, je pense à Celui qui chuchotait dans les ténèbres, Le cauchemar d'Innsmouth, L'abomination de Dunwich…
HPL - Vous voulez parler des mes “Yog-Sothoteries” ? Tous mes contes, si hétérogènes qu'ils puissent être, se basent sur une croyance légendaire fondamentale : notre monde fut à un moment habité par d'autres races qui, parce qu'elles pratiquaient la magie noire, furent déchues de leurs pouvoirs et expulsées, mais vivent toujours au Dehors, éternellement prêtes à reprendre possession de cette Terre.
FT - Ah oui, les Grands Anciens, la Grand'Race, le “Mythe de Cthulhu”.
HPL - On peut prononcer “Khlûl-hoo” ou bien “Tluh-luh”. C'était une tentative pour rendre des sons non humains, impossibles à épeler correctement. Dans L'appel de Cthulhu, j'ai évité soigneusement tout caractère terrestre dans le langage et les noms venus du Dehors. A propos de ce que l'on a appelé ma “nomenclature”, Arkham et Kingsport sont des lieux typiques mais imaginaires, de même que la rivière Miskatonic, dont le nom est simplement un mélange de racines empruntées à l'algonquin. Arkham correspond en gros à Salem, alors que Kingsport correspond à Marblehead. De même, il n'existe pas de Dunwich : ce lieu est une vague réminiscence d'une région en déclin du Massachussets. Il serait impossible de situer dans un cadre réel des événements aussi bizarres que ceux qui se déroulent dans mes villes hypothétiques.
FT - “Dans sa demeure de R'lyeh la ville morte, Cthulhu attend, plongé dans ses rêves” !
HPL - “N'est pas mort pour toujours qui dort dans l'éternel / Mais d'étranges éons rendent la mort mortelle”. Elémentaire, mon cher Truchaldus ! Vous connaissez ma préoccupation constante des choses que j'appelle “innommables” et “indicibles”. Comme le narrateur de L'Indicible, j'aime terminer mes histoires sur des scènes ou des bruits qui paralysent les facultés de mes héros, et leur enlèvent le courage, les moyens ou la force de raconter ce par quoi ils sont passés. Dans mon modeste essai sur la littérature fantastique. ..
FT - Epouvante et Surnaturel en Littérature ?
HPL - Exactement. Autant que je m'en souvienne, la première phrase est : “L'émotion la plus forte et la plus ancienne de l'humanité, c'est la peur, et la peur la plus ancienne et la plus forte est celle de l'inconnu”. C'est mon credo, si j'ose dire !
FT - Un livre passionnant. Vos auteurs de prédilection ?
HPL - Poe, bien sûr, Dunsany, Machen (un titan !), Blackwood et tant d'autres ! Avez-vous lu les contes de Klarkash-Ton ?
FT - Clark Ashton Smith ?
HPL - Oui ! Qui d'autre a eu des visions aussi somptueuses, luxuriantes et déformées par la fièvre, de sphères infinies et de dimensions multiples ? Et “Two-Gun Bob”, Robert Howard ! Il a un talent inouï, le bougre, il se met en scène dans chacune de ses histoires. Et Robert Bloch, l'un de mes jeunes correspondants. Je l'ai aidé à ses débuts. Il ira loin, très loin !
FT - Pouvez-vous me parler de votre travail d'écrivain ?
HPL - II y a beaucoup de choses que je désire écrire mais, à chaque instant, j'ai l'impression d'être un travailleur qui vieillit, et dont la main a peut-être perdu le peu de finesse qu'elle ait jamais possédé. Lorsque j'ai fini d'écrire une histoire, elle me déçoit toujours, elle n'a jamais la plénitude de l'idée que j'avais en tête, alors je continue de travailler et de faire ce que je peux, du mieux que je peux.
FT - On dit que vous écrivez la nuit et dormez le jour ?
HPL - En effet. Je me suis retiré d'une manière définitive de l'époque présente. Dans un cosmos chaotique sans but et sur une planète futile et décadente, plus rien n'a d'importance, hormis l'imagination. En fait, je me sens agressé par le monde. Je me sers très peu du téléphone, même s'il y en a un dans la paisible demeure où j'habite. Je préfère toutes les barrières qui peuvent s'interposer entre le monde moderne et moi aux liens qui peuvent m'y rattacher. D'ailleurs, la philosophie de l'Amérique moderne, fondée sur la vitesse, l'argent et la réussite matérielle, me semble d'une puérilité ineffable.
FT - Êtes-vous toujours à la recherche de Kadath ?
HPL - Oui, bien sûr, par le rêve, comme Randolph Carter ! Je rêve beaucoup plus que je n'écris, au grand dam de mes lecteurs, si lecteurs il y a ! Ma Nouvelle-Angleterre est entièrement rêvée, comme tout ce que j'écris. J'espère poursuivre cette quête, et aboutir, peut-être.
FT - Des projets littéraires ?
HPL - Un projet très ambitieux. J'ai l'intention d'écrire l'histoire d'une vieille famille de la Nouvelle-Angleterre, tournant autour des mystères de l'hérédité et du destin de cette famille, marquée au fil des générations par une affreuse variante de lycanthropie. Ce sera mon magnum opus, le résultat de mes recherches sur les légendes occultes de ce pays… si mon état de santé me le permet, bien sûr !
FT - Vous avez déclaré dans l'une des vos lettres qu'un auteur devrait être financièrement indépendant.
HPL - Hélas, trois fois hélas ! Personnellement, chaque fois que j'écris quelque chose sur commande, le résultat est lamentable. Ah, ne plus dépendre d'un éditeur, être libéré de toute contrainte, jouir de la liberté absolue d'écrire ce que j'aime, sans me soucier de normes et de jugements autres que les miens ! Pour moi, la seule raison valable d'écrire est une sorte de vision élevée qui prête d'étranges couleurs à l'univers, et qui investit le spectacle de la vie d'un charme mystique et d'une signification voilée, si poignants et si puissants qu'aucun regard ne peut le découvrir sans éprouver une irrésistible envie de capter et de préserver son essence. Un peu pompeux, non ? Que voulez-vous, je suis ainsi fait !
FT - La postérité littéraire ?
HPL - Je n'y songe guère, mon cher Truchaldus ! D'ailleurs je préfère parler de “survivance”. Lequel d'entre nous survivra, je fais allusion au “gang” de Weird Tales, et qui se souviendra de nous, dans cinquante, cent ans Le vieux gentleman que je suis n'a pas cette préoccupation ou cette ambition. Dans mes écrits, j'essaie seulement de restituer ces trésors…
FT - “Qui tranchent les liens de l'instant et me laissent libre de me dresser, seul face à l'éternité”. Un autre de vos poèmes. Et ce sera le mot de la fin. Merci mille fois, Mr Love… euh, Theobald !
Interview réalisée par François Truchaud, le 8 juillet 1994.
N.B. - Une interview imaginaire ? Si l'on veut. Nous vous avons présenté les vraies questions de François Truchaud et les vraies réponses d'H.P. Lovecraft.. Que demander de plus ?
NdW : cette “interview” a été publiée dans le Livre Bleu de la SF, un guide de littérature au format poche édité en l'an de grâce 1994 par les éditions Pocket. Cet ouvrage était à la fois un guide des parutions et une mine d'informations sur la science-fiction et le fantastique. Il était offert pour l'achat de trois livres de la collection Pocket SF.
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