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#1 2013-07-03 00:11:10

Pickman
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Posts: 95

[ROMAN] Plus noir que vous ne pensez, de Jack Williamson

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Je suis en train de relire (pour la troisième ou quatrième fois ?) un de mes romans préférés et, comme je n'en ai pas trouvé mention ici, j'en profite pour lui consacrer un petit sujet vu l'intérêt que je lui porte.

Les grands auteurs font les grands livres, c'est une évidence. Mais les grands auteurs ont aussi des moments en creux. A l'inverse, les "petits auteurs", dont la production prise dans son ensemble reste à la même échelle, peuvent sortir de leur modeste besace un bijou qui en vient souvent d'ailleurs à éclipser le reste de leur production.
C'est le cas de Jack Williamson, auteur de SF issu d'un certain Age d'Or du genre (il a même débuté dans les années 30) mais qui ne se hissa jamais au niveau des Isaac Asimov ou Robert Heinlein par exemple.
Ses romans de SF et en particulier de space opera sont encore peu (re)lus de nos jours. Parmi eux, on peut citer Les Humanoïdes (1949) ou sa série de La Légion de l'espace (1934 - 1982). C'est d'ailleurs pourquoi j'ai tenu à mettre ici en avant le titre de son meilleur roman plutôt que simplement son nom.

Car sa plus belle réussite est, ironiquement, un roman se déroulant sur notre bonne vieille Terre et dans les années 40 : Plus noir que vous ne pensez (1948).
Par ailleurs, celui-ci a plutôt des allures de roman fantastique mâtiné de polar pour son ambiance. De fait, c'est aussi celui qui a le mieux vieilli.
Du fantastique, Williamson en reprend notamment certains thèmes comme la lycanthropie et la sorcellerie, ainsi que certains éléments fréquents dans le genre comme l'archéologie et les cauchemars. Cette histoire aurait finalement eu sa place dans une revue comme Weird Tales. (En fait, une version préliminaire sous forme de nouvelle est parue dans Unknown en 1940).
Mais l'originalité de ce roman, plus audacieux qu'il n'y paraît surtout pour l'époque est d'y ajouter aussi des notions scientifiques, notamment en donnant une explication scientifique à la lycanthropie par le biais de la mutation génétique. De même, la sorcellerie, débarassée de son folklore et de ses croyances sous-jacentes, est surtout un moyen de manipuler les probabilités !
Avec le recul, je trouve déjà ses idées étonnament modernes et séduisantes.

Mais disons quelques mots de l'histoire : un professeur découvre dans le désert de Gobi les preuves de l'existence d'une race d'hommes qui a évoluée parallèlement à celle des humains normaux depuis l'ère glaciaire mais possède des facultés surnaturelles (dont la capacité à la métamorphose).  Voulant prévenir l'humanité du danger qui la menace, le professeur succombe dans d'étranges circonstances. Will Barbee, un journaliste travaillant pour le journal d'une petite ville et qui est venu acceuillir le savant à l'aéroport, est témoin du drame. Il rencontre dans le même temps une étrange et séduisante jeune femme, April Bell (autrement dit Cloche d'Avril !) qui semble mélée aux événements. Barbee passe ses nuits à faire d'étranges rêves, où il se voit gambader dans la peau de différents animaux en compagnie d' April, elle aussi métamorphosée en louve blanche. Après chaque rêve, cependant, Barbee se rend compte que ceux-ci sont reliés à des événements terribles ayant eu lieu dans la réalité. De plus en plus sous l'influence de la belle, le journaliste apprendra peu à peu quelle est sa vraie nature et le rôle déterminant qu'il doit jouer dans la lutte qui s'est engagée entre les humains et les "enfants de la nuit".

Outre son décor rétro proche du polar à la Dashiell Hammett qui aura toujours pour moi une saveur particulière, Plus noir que vous ne pensez montre ainsi la lycanthropie sous des formes multiples, Barbee étant capable de se transformer aussi bien en loup qu'en tigre à dents de sabre, en boa ou encore en...ptérodactyle. Cette approche permet de varier les scènes fantastiques sans trop se répéter, d'autant que la trame fonctionne, elle, sur un principe assez récurrent (l'élimination progressive de certains humains représentant une menace). Outre leur pouvoir de transformation, l'autre race possède donc la faculté d'influer sur les événements, notamment grâce à un rituel proche du vaudou mais surtout en discernant les probabilités qui leur sont les plus profitables. Tout le roman baigne dans une ambiance de rêve éveillé, alternant les scènes diurnes où Barbee tente de se raccrocher à un quotidien rassurant, et les scènes nocturnes où il se laisse glisser dans un univers effrayant mais aussi troublant et sensuel, laissant libre court à sa face sombre tout en ayant peur d'y céder totalement. Ecartelé entre deux mondes, il lui faudra faire un choix définitif.
Certains personnage humains valent également le détour, tel Rowena, une vieille femme aveugle qui connaît l'existence des "autres" et se promène constamment avec un molosse en laisse et des bijoux en argent censés repousser la menace. Chacune de ses apparitions fait sensation et, par un renversemment ironique des valeurs, paraît au lecteur bien plus inquiétante et antipathique que les "enfants de la nuit" eux-mêmes. Il faut d'ailleurs noter que les personnages pleinement humains ne sont guère attachants, en raison de leur attitude souvent bornée, prétentieuse et "pisse-vinaigre" (le Professeur, ses assistants). Et leur manière d'écarter constamment Barbee - personnage auquel le lecteur s'identifie - de leurs affaires et préoccupations en raison de la nature de celui-ci ne plaide pas en leur faveur, même si elle est compréhensible. Pour un peu, on y verrait une forme de ségrégation.
Ainsi, malgré sa relative modestie dans le genre, le roman de Jack Williamson préfigure pourtant tout un courant du fantastique moderne où les événements - et l'empathie du lecteur - sont montrés du point de vue du "monstre" et non plus de ceux qui le pourchassent (une approche qui sera reprise plus tard par Anne Rice dans sa saga des vampires, par exemple, et en opposition au Dracula de Stocker).

En résumé : une relecture originale et "science-fictive" de vieux thèmes du fantastique, une ambiance particulièrement envoûtante, poétique même et indéniablement sensuelle grâce à la présence de la troublante April Bell (un des plus jolis noms féminins inventés par un écrivain !), un renversement audacieux qui fait des "monstres" les vrais héros de l'histoire tout en incitant le lecteur a prendre leur parti et une conclusion qui, sans spoiler, n'amène pas franchement le châtiment obligatoire comme caution morale.
Autant de raisons qui font de ce "petit" roman, injustement peu connu et lu, une de mes oeuvres de chevet dans le genre (ou plutôt les genres en ce qui le concerne, puisqu'il se trouve à la croisée de deux d'entre eux) et montre que Plus noir que vous ne pensez pourrait bien être... plus moderne que vous ne le pensiez.


Post-scriptum :
A noter que je recherche depuis des années différentes éditions de ce roman (même en anglais) et surtout la première publiée en français par Le Rayon Fantastique en 1961 (celle que j'ai mise sur ce post) et dont l'illustration de couverture est signée Jean-Claude Forrest (auteur de BD, notamment de Barbarella).

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