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#1 2013-05-28 23:52:32

Pickman
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[ESSAI] Le réel et son double, de Clément Rosset

Je viens de découvrir un philosophe contemporain peu médiatisé qui m'a particulièrement intéressé (et même passionné) car l'un des thèmes majeurs de sa pensée repose sur la notion du Réel (et par là même de son contraire : l'illusion) et de son questionnement.
Je suis en train de lire son essai fondateur sur le sujet, Le réel et son double (daté de 1976) et il se révèle déjà, avec ses 130 pages seulement, un ouvrage-clé en ce qui me concerne, une sorte de pierre angulaire que je verrais bien reposer dans l'édifice de mon propre rapport au réel/à l'illusion, à la plupart des fictions que j'ai lues/vues qui m'ont interpellé et à ma vie personnelle en général. Pas moins ! wink

double12.jpg

Je mets ici un extrait de l'introduction pour vous donner une idée:

Rien de plus fragile que la faculté humaine d'admettre la réalité, d'accepter sans réserves l'impérieuse prérogative du réel. Cette faculté se trouve si souvent prise en défaut qu'il semble raisonnable d'imaginer qu'elle n'implique pas la reconnaissance d'un droit imprescriptible - celui du réel à être perçu - mais figure plutôt une sorte de tolérance, conditionnelle et provisoire. Le réel n'est généralement admis que sous certaines conditions et seulement jusqu'à un certain point : s'il abuse et se montre déplaisant, la tolérance est suspendue. Un arrêt de perception met alors la conscience à l'abri de tout spectacle indésirable. Quant au réel, s'il insiste et tient absolument à être perçu, il pourra toujours aller se faire voir ailleurs. Cet essai vise à illustrer le lien entre l'illusion et le double, à montrer que la structure fondamentale de l'illusion n'est autre que la structure paradoxale du double. Paradoxale, car la notion de double implique en elle-même un paradoxe : d'être à la fois elle-même et l'autre.

Cette question du réel et de l'illusion (avec ses dérivés : le rêve, le simulacre, le double, l'imaginaire, la mystification...), de leur définition et de leurs rapports complexes et bien souvent antagonistes, est en effet un sujet qui m'a toujours préoccupé (hanté même !) et que j'ai toujours considéré comme le plus important philosophiquement.
Cette obsession a eu un impact dans ma vie de "dévoreur de fictions", dans mon existence réelle et quotidienne, dans ma tendance naturelle vers les genres privilégiant l'imaginaire (fantastique, science-fiction, fantasy) depuis que j'ai 15 ans (âge où j'ai découvert un certain H.P. Lovecraft !).
Rien d'étonnant à ce que, une décennie plus tard, je me sois autant impliqué également dans l'oeuvre d'un auteur non moins "culte" qui a passé sa vie et toute son oeuvre à interroger ce réel (et à le réfuter !) tout en stigmatisant une flopée de simulacres et d'univers trompeurs de toutes les manières possibles et jusqu'au vertige : Philip K. Dick.

Toutefois, lire Clément Rosset n'est pas du tout lire Dick ! Et pour cause !
Car là où l'auteur de SF californien, probablement en raison de son propre rapport au réel très problématique et même de son inadaptation quasi pathologique à celui-ci, jouait de manière rusée avec ce thème dominant toute son oeuvre jusqu'à une ambiguité permanente et autres paradoxes, substituant au réel phénoménale (celui dont nous faisons l'expérience chaque jour) un autre Réel, sois disant plus "authentique" et qui éclairerait l'autre. Ce qui est la démarche de toute métaphysique, comme le montre encore Rosset dans la partie intitulée "L'illusion métaphysique".
Bref, Rosset à une vision des choses nettement plus claire, pragmatique et anti-métaphysique des choses (mais pas moins problématique pour autant malgré ses certitudes, voir sa vision très partisane...). Clément Rosset croit manifestement au réel, à sa nature tangible et indiscutable, ainsi qu'en sa "valeur" pourrait-on dire auprès d'un esprit qui se voudrait "sain" et non aliéné par les faux-semblants qui ne font que "doubler" inutilement (sujet de son essai) un réel qui demeure pourtant un, entier, et dont l'intérêt vient justement du fait qu'il se suffirait à lui-même.
"La difficulté de penser le réel tient à ce qu’il ne manque de rien, qu’il se suffit à lui-même, qu’il se passe de tout fondement (car au fond, il n’y a rien à expliquer, rien à comprendre). D’où la thèse majeure du Réel et son double : le réel est ce qui est sans double et le fantasme du double trahit toujours le refus du réel. L’ontologie du réel sur laquelle débouche cette réflexion a la particularité de ne pas reposer sur la pensée de son être ou de son unité, mais de s’en tenir à sa seule singularité, ce qui n’est possible que par la grâce d’une joie sans raison. Le réel auquel j’ai accès, aussi infime soit-il, en rapport de l’immensité qui m’échappe, doit être tenu pour le bon" (source : Wikipedia).

Nous sommes donc très loin (et même totalement à l'opposé !) de la pensée, des cogitations anxiogènes et de la position (fluctuante mais paradoxalement bien enracinée) d'un Philip K. Dick (que Rosset n'a certainement jamais lu).
Mais qu'importe !
Outre le fait que lire l'un et l'autre dans la foulée (une expérience épique) peut être éclairant (l'un étant comme le négatif de l'autre), il y a surtout pour moi le fait que c'est la première fois que je lis un philosophe français contemporain pour qui ce sujet est aussi primordial, quand bien même je ne partagerais pas sa confiance en ce réel indubitable et synonyme de joie et (pour mon malheur peut-être ?) me rangerait plutôt du côté d'un Dick... Non par choix : par affinités naturelles.

De manière plus générale, ce besoin de "doubler" le réel (notamment par l'imaginaire) explique en partie la difficulté que j'ai toujours eue à accepter ses prérogatives, ses règles, ses limites, ses contraintes, etc...
Pour ne parler que de mon rapport à la fiction, j'ai par exemple toujours eu beaucoup de mal à garder mon intérêt éveillé devant un roman réaliste (ou pire : naturaliste ! Zola, ôte-toi de mon soleil !) ou un film montrant une réalité sociale épaisse à couper au couteau (salut Ken Loach ! Bye les frères Dardenne !). Certains aspects de la réalité me glace bien plus que les horreurs cosmiques de HPL ou que tout autre créature surnaturelle sortie de l'imagination débridée et perverse d'un auteur. Et l'idée d'en rajouter une couche par l'intermédiaire de la fiction ne m'enchante guère le plus souvent.
S'il n'y a pas ce petit "plus" qui, n'en déplaise à Clément Rosset, "double" le réel, le dépasse, le subverti, le triture, le dénature, etc... je m'ennuie. Voir je déprime.
Cette inadéquation a probablement des causes en amont mais je ne vais pas vous ennuyer ici avec de la psychanalyse.
C'est juste histoire de dire que, par conséquent, il n'est pas étonnant que cette thématique m'interpelle particulièrement parfois jusqu'à l'obsession et que autant les essais de Rosset que les délires d'un Dick m'intéressent vivement. Et n'en finissent pas d'alimenter le sujet et mes propres cogitations.

Durant ma lecture, j'ai réalisé que ce vénérable monsieur sorti de l'Ecole Normale Supérieur avait ses propres références (plutôt classiques) pour illustrer son propos : Schopenhauer, l'Oedipe Roi de Sophocle, La vie est un songe de Calderon, une pièce de Courteline, sans parler de Bergson, Nietzsche, Montaigne, Lacan, Hume, Spinoza, etc... etc...
J'en ai "pratiqué" quelques-uns à une époque où j'essayais de me former un petit bagage culturel qui ne se limite pas à la paralittérature et aux BD (surtout Nietzsche, Calderon et les tragédies antiques) mais je mentirais en disant que ces grandes figures occupent la substantifique moëlle de mes références.
Qu'importe, là encore. A chacun les siennes ! L'important étant de pouvoir trouver, dans les miennes aussi, matière à cogiter sur le sujet.
Et je citerais plus volontiers (outre Dick dont j'ai déjà parlé) Christopher Priest, James Ballard, Emmanuel Carrère, Alain Dorémieux, Lewis Carroll, une flopée d'auteurs fantastiques, L'invention de Morel de Bioy Casarès, Sueurs Froides d'Alfred Hitchock, Mulholland Drive de David Lynch, Le Prestige de Nolan, Brazil de Gilliam, la... Quête de l'Oiseau du Temps de Loisel et Le Tendre, et quelques autres BD, etc... etc... toutes ces oeuvres ayant le point commun de m'avoir, selon un aspect ou un autre, déjà fait réfléchir sur cette dialectique réel/illusion et le rapport avec ces chimères dont les personnages de ces oeuvres aussi disparates en apparence sont souvent les victimes quasi consentantes, complaisantes, obsessionelles et/ou expiatoires.
Inutile de dire aussi que celles-ci (cultes entre toutes !) figurent dans mon panthéon personnel et ce n'est certainement pas un hasard !
Il ne faudrait pas que j'oublie Baudelaire et notamment ce poème en prose tiré du Spleen de Paris et intitulé, fort à propos, "Chacun sa chimère", où le poète décrivait la vision hallucinante et métaphorique d'individus courbés sur le dos desquels se cramponnaient leur chimère personnelle.

Un proverbe malabar mis en exergue du roman de Malraux La Voie royale disait : "Celui qui contemple trop longtemps les songes devient pareil à son ombre".
Et comme cette citation, l'essai de Clément Rosset Le Réel et son double a aussi valeur d'avertissement, bien que personne n'échappe vraiment aux tentations du "dédoublement".
Même si, de mon côté, je crains qu'il ne soit déjà trop tard pour en tirer un quelconque secours. wink
Mais pour ce qui est des réflexions, en revanche...

Last edited by Pickman (2013-05-28 23:53:59)

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#2 2013-05-29 23:25:20

Pickman
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Re: [ESSAI] Le réel et son double, de Clément Rosset

KADATH wrote:

Je note que Clement Rosset avoue avoir lu HPL à...15 ans!

Nous y revoilà ! smile Comme moi. Comme beaucoup d'entre nous sans doute...

Mais ce constat n'est-il pas la base de la motivation de tous les aficionados de la SF et du fantastique?

Ce qui entraîne souvent l'idée, chez ceux qui se disent "pleinement adulte" que l'engouement pour les genres de l'imaginaire serait une sorte de refus de grandir, un signe d'adulescence, voir de stagnation infantile.
Ce qui a toujours le don autant de m'agacer que de me réjouir.
Car si j'accepte mal ce point de vue qui nous fait passer pour des quasi demeurés, je me félicite en revanche d'avoir gardé cette ouverture d'esprit devant le vaste champ des possibles qu'une personne "pleinement adulte" et son esprit borné n'aurait pas/plus.
En plus, si pour être "adulte", il fallait se taper la prose plate, égocentrique, plaintive et... puérile d'une Christine Angot et d'autres de ses confrères pratiquant l'autofiction comme de la pignole et cette littérature française mainstream d'une effrayante indigence mais qui a toujours les faveurs des émissions littéraires, je préfère de loin être un adulescent qui "consomme du poulpe". wink

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#3 2013-06-01 16:48:18

Delapore
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Re: [ESSAI] Le réel et son double, de Clément Rosset

Lovecraft a répondu à Freud, le gros ponte de la psychanalyse moderne : il parle de "symbolisme puéril' dans "Par delà le mur du sommeil". Il ne s'agit pas d'opposer Freud à Lovecraft (Freud avait de bonnes idées, mais il est allé trop loin en systématisant tout comme un idéologue), mais méfions nous des idées toutes faites (le nazisme et le communisme en ont assez fait au prix de millions de morts).

Je suis convaincu depuis longtemps que certaines réalités (les meurtres sordides, la pédophilie, le viol collectif) sont bien plus horrifiants que les créatures de Lovecraft. Mais c'est justement parce que celles ci sont imaginaire (ça n'existe pas, un produit de l'union entre un homme-poisson et une femme dans "Le cauchemar d'Innsmouth") qu'elles sont recevables pour l'imagination et le désir de rêver de beaucoup de gens -adolescents ou adultes. Je pense que c'est la clé du succès de Lovecraft : nous ne croyons pas dans ses créatures ou dans le Nécronomicon (sauf quelques naïfs ou novices peu experts en la matière). Lovecraft n'en rajoutait pas une couche aux horreurs naturelles - la Shoah, les génocides africains ou les adeptes du cannibalisme - mais il développait des fictions à partir de fantasmes que nous savons faux (la fusion d'anglo-saxons blancs protestants avec des créatures aquatiques adorant Dagon). Mais cela dit, nous aimons y croire, parce que l'intellect humain aime à se faire peur, comme au sortir d'une séance de cinéma ayant exposé un film d'épouvante sur des morts vivants.

Je suis d'accord avec Pickman que l'affection des gens pour l'imaginaire n'a rien de puéril ou d'attardé. Je n'apprécie pas trop les gens qui ne savent me parler que du résultat de la dernière coupe de monde de footbal, ou de la performance de leur dernière voiture. Si c'est cela être puéril, je revendique cet adjectif. Attention, je ne méprise pas ceux qui ont pris contact avec le réel et dont les préoccupations sont plutôt "terre-à-terre". Mais je n'accepterai jamais que l'on me trouve immature parce que j'apprécie le fantastique en général, et Lovecraft en particulier. Et croyez moi que cela m'est arrivé dans ma propre famille. Et en pire. "Ah bon tu écris du fantastique" me fait une parente comme si je lui avais annoncé que je voulais remplacer Bozo le Clown.... C'est ainsi, nous avons des chaines à porter.... Mais que nous importe si nous avons raison ?


"La guerre a dévoré mon fils... les yankees ont dévoré Carfax par le feu... Pourquoi un de la Poer ne dévorerait il pas des nourritures interdites ?"

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#4 2013-06-01 22:28:49

Pickman
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Re: [ESSAI] Le réel et son double, de Clément Rosset

La manière qu'a HPL d'écarter Freud et la psychanalyse d'un revers dédaigneux me semble venir aussi de son puritanisme. Freud = sexe, le plus souvent.
Et HPL ne pouvait probablement pas accepter l'idée que certains de ses rêves puissent avoir une connotation sexuelle, préférant en rester au premier degré de ces visions et à leur vertu en tant qu'inspiration pour ses écrits.
Cela dit, je suis très loin d'approuver Freud et je réprouve aussi sa systématisation allant jusqu'au ridicule et même la malhonnêteté intellectuelle.

Pour le reste... je crois qu'il y a aussi le fait que l'horreur surnaturelle présente dans le fantastique nous distrait de l'horreur de la réalité. Comme une sorte de substitution, le temps d'une histoire. Comme si une angoisse (fictive et inoffensive) venait remplacer une autre, bien réelle et plus dérangeante.

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#5 2013-06-02 21:56:07

Bel Shamharoth
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Registered: 2013-03-29
Posts: 51

Re: [ESSAI] Le réel et son double, de Clément Rosset

Je viens de le terminer et j'ai bien aimé ; il est tres accessible et pas ''chichiteux'' comme il dit.
Ça fais du bien un philosophe qui ne nous embourbe pas dans un jargon et des concepts opaques.
Son analyse antimétaphysique va droit au but et pourrait épargner à plus d'un de longues heures perdues à lire les grands pontes, en se demandant si ils comprennent eux même ce qu'ils écrivent.
Je pense surtout à un receuil de conferences d'Heiddegger intitulé ''Qu'est-ce qu'une chose ?''. Apres ce titre engageant et un début sympa où il montre rapidement l'impossibilité humaine d'acceder à ''la chose en soi'', à ''la choseïté'' de la chose et, arrivé à cette impasse, sans se démonter, il sort à ses éleves que c'est là que le travail commence et il pond 200 pages de plus, j'ai craqué avant la fin et je ne sais donc toujours pas le fin mot, mais tout ces renvois à l'analytique kantienne et ses expressions grecques ( non traduites ) sensées tout expliquer m'ont fait me demander si la métaphysique ne se soutenait pas qu'à la tchache depuis Platon jusqu'à MBK.
Bref  Rosset à coté c'est du bonheur.
C'est en plus d'un écrivain limpide un gars plein d'humour qui parait tres sympa ( lire Franchise Postale, un receuil épistollaire où il se confie un peu et parle de lui même ).
Le réél et son double est plein de bonnes idées pour accepter le scandale de l'être-là, pour commencer à s'aimer soi même aussi... et pas son double smile , j'ai bien rit à la nuance.

Last edited by Bel Shamharoth (2013-06-02 21:58:25)


Ton ami, lui, va rencontrer Bel-Shamaroth. Toi, tu vas seulement mourir.

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#6 2013-06-04 23:49:44

Pickman
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Posts: 95

Re: [ESSAI] Le réel et son double, de Clément Rosset

Ravi que tu l'ai apprécié. smile

Bel Shamharoth wrote:

tout ces renvois à l'analytique kantienne et ses expressions grecques ( non traduites ) sensées tout expliquer m'ont fait me demander si la métaphysique ne se soutenait pas qu'à la tchache depuis Platon jusqu'à MBK.

C'est bien mon sentiment.
La métaphysique, la théologie et même une grande partie de la philosophie m'ont vite donné l'impression que tout cela ne reposait, somme toute, que sur une rhétorique, plus ou moins habile selon les cas, mais guère plus. Bref, les mots sont un peu comme les chiffres : on les utilise comme ça nous arrange.
Depuis ce constat, j'avais abandonné ce type de lecture.
Avec Rosset, j'ai eu la surprise de me retrouver avec un discours plus clair, moins pompeux et/ou alambiqué et "sans chichis" effectivement.

Maintenant, cela ne m'empêche pas de relativiser car je n'ai pas, comme lui, la même foi au "réel indubitable". Et je ne pense pas que l'on puisse échapper à l'illusion. Elle est trop enracinée en nous, ne serais-ce que pour des raisons de survie, parfois, ou plus simplement d'affinités avec elle. Même s'il faut souvent en payer un certain prix...
Mais qu'importe : lorsqu'on lit ce genre d'ouvrage, il ne s'agit pas de prendre ce que dit un auteur comme parole d'évangile (je laisse ça à ceux qui se font dicter leurs idées et leur conduite par un Livre, sans réfléchir) mais de donner matière à réflexion.

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