Par KADATH, juillet 2008
Stuart Gordon est tombé sous le charme de l’oeuvre de l’écrivain de Providence, puisqu’il s’agit là de la troisième adaptation d’un texte de Lovecraft. En 1985, le réalisateur tourne Re-Animator d'après la nouvelle Herbert West, réanimateur (1921) sur scénario de Denis Paoli et avec Jeffrey Combs dans le rôle principal. En 1986, le second film lovecraftien de Gordon est From Beyond diffusé en français sous le titre Aux portes de l'au-delà et tiré du texte éponyme écrit en 1922.
Né en 1947 à Chicago, Stuart Gordon commence sa carrière en 1969 par le théâtre : il fonde la Chicago Theater Company dont il sera directeur artistique jusqu’en 1985. Il montera environ trente-cinq pièces et adaptations. Sa carrière cinématographique commence en 1984 avec Re-Animator qui est aujourd’hui une référence du genre. A ce jour, Gordon a réalisé une vingtaine de films dont le fameux Fortress avec Christophe Lambert en 1993.
AVERTISSEMENT : si vous n'avez pas vu le film, ne lisez pas ce qui suit !
Reprenant la base du Cauchemar d’Innsmouth, Stuart Gordon reprend l’idée générale du récit en le transposant à notre époque dans une petite ville de la côte espagnole qui remplace pour l’occasion le décor de la Nouvelle-Angleterre. Paul et Barbara (Ezra Godden et Raquel Merono) passent quelques jours de détente sur le bateau de leurs amis Howard et Vicki, et longent le littoral espagnol. Alors qu’un vent plus violent perturbe leur voyage, le yacht heurte un récif et se retrouve gravement endommagé, exposé aux agressions de la mer, à quelques miles seulement de la côte. Vicki étant blessée, Howard reste à bord pour ne pas abandonner sa compagne tandis que Paul et Barbara vont chercher du secours. Le couple atteint, grâce à un dinghy, le petit port d’Imboca. Entretemps les deux époux restés à bord sont attaqués par un étrange liquide noir issu des profondeurs - dont l’apparence évoque “l’huile noire” extraterrestre de la série The X-Files, et qui est l’une des rares références au texte Dagon dans lequel Lovecraft parle d'une “boue noire” qui est la manifestation du dieu marin.
A la recherche des habitants dans la curieuse ville déserte d'Imboca, Paul et Barbara découvrent de petites rues sinuant dans un port triste noyé sous une pluie. Ils atteignent l’église dont le fronton porte la curieuse inscription “Ordre Esotérique de Dagon”. L’intérieur surprend tout autant par l’absence de crucifix ou de statues chrétiennes. Un prêtre apparaît et offre d’aider les jeunes gens. Paul repart en mer avec un pêcheur tandis que Barbara, sur les conseils du prêtre, se dirige vers le seul hôtel de la ville. En chemin elle aperçoit plusieurs personnes mais répugne à leur adresser la parole à cause de leur apparence hideuse : visage contrefait, coassement de la voix… C’est dans un hôtel minable qu’elle trouve enfin un interlocuteur mais le refuge est un piège… Paul, de son côté, arrive trop tard : ses amis ont disparu et le yacht est abandonné aux caprices de la mer.
De retour à Imboca, le jeune hommme se rend à l’hôtel et espère retrouver son amie, mais après quelques heures la réalité s’impose à lui : sa vie est en danger et il doit fuir. Echappant à des poursuivants, exactement comme dans Le cauchemar d’Innsmouth, Paul rencontre un vieil ivrogne qui est en fait un survivant de la population “normale” de la ville d’avant le métissage avec “Ceux des Profondeurs”. Ezequiel - joué ici par l’excellent acteur Francisco Rabal dont c’était le dernier rôle - est un pauvre homme qui survit dans la terreur et raconte au fuyard l’histoire terrifiante de la ville d’Imboca : lorsqu’il était enfant, le poisson vint à manquer et le capitaine Cambarro, de retour du Pacifique sud, promit à la population d’Imboca la fortune s’ils abandonnaient la foi chrétienne pour servir Dagon. Ezechiel est le seul à avoir pu survivre car on le considère comme un loco, un fou sans danger pour la secte.
Le vieil homme annonce à Paul que Vicky, Howard et Barbara sont morts. Fou de rage et de douleur, Le jeune homme essaye de quitter la ville, mais échoue et trouve refuge dans la plus belle propriété du port où l’attend une jeune fille qui lui rappelle les étranges rêves qu’il faisait quelques jours avant de découvrir Imboca… La belle s’appelle Uxia et n’est autre que la fille héritière de la famille Cambarro - la famille Marsh dans le texte d’origine - et prétend l’attendre depuis longtemps. Elle s’offre à lui mais sous un visage parfait aux grands yeux noirs, Paul découvre un corps hideusement ichtyoïde, sirène de cauchemar qu’il fuit en hurlant ! Rattrapé par les hommes-poissons qui peuplent la ville, il se retrouve prisonnier avec Ezechiel et Vicky et Barbara toujours vivantes !
Le répit est de courte durée et les sectateurs de Dagon viennent les chercher pour les offrir en sacrifice à leur dieu. Une tentative d’évasion tourne mal et Vicky préfère se suicider pour fuir l’horrible destin qui les attend. Les disciples de Dagon arrachent la peau du visage de leurs victimes pour s’en faire des masques et le malheureux Ezechiel subit cette mort dans d’atroces douleurs ! Paul évite cette torture grâce à l’intervention d’Uxia qui lui annonce qu’ils se fianceront et rejoindront Dagon pour une vie éternelle mais au prix de la vie de Barbara qui sera offerte au dieu.
Sous les ordres de l’aîné de la famille Cambarro dont l’aspect humain a presque disparu, le groupe des habitants participe à une cérémonie sacrificielle pendant laquelle Barbara est précipitée dans le puit où attend Dagon… Uxia révèle alors à Paul qu’ils sont frère et soeur, enfant de Cambarro. Paul découvre avec horreur que des branchies apparaissent sur son torse et que lui aussi se transforme en une créature homme-poisson. Il essaye de se suicider, mais Uxia intervient et ils tombent dans le puit qui communique avec la cité du dieu marin. Paul et Uxia accomplissent leurs destin : servir Dagon pour l’éternité…
(Une scène du film montrant l'hôtel où Ezra Godden trouve refuge: ambiance glauque de ruelles sous la pluie.)
“La critique est facile, mais l’art est difficile…” C’est parfaitement exact et on se doit donc d’être le plus objectif possible lors d’une analyse cinématographique. Indéniablement, Stuart Gordon a voulu rester fidèle à Lovecraft jusque dans certains détails que l’on découvre à la lecture de Dagon et surtout du Cauchemar d’Innsmouth qui servent de base au scénario.
Premier élément du film : la séquence d’annonce débute sur la vision d'une cité sous-marine et de la “porte” majestueuse où un plongeur découvre l’entrée de R’lyeh. L’ampleur du décor, les couleurs, les mystérieuses lettres en or gravées sur les côtés du puits qui s’enfoncent vers les abysses, tout est parfait et le spectateur pénètre avec douceur dans cette ambiance océane faite de mystère et d’évasion avant une brève vision de cauchemar qui réveille nos sens ! Les acteurs Ezra Godden, Raquel Merono, Brendan Price et Birgit Bofarull forment deux couples très photogéniques et le début du film progresse aimablement jusqu’à la tempête qui jettera nos héros dans les griffes de la sinistre ville d’Imboca.
Représenter Innsmouth, petit port de la Nouvelle-Angleterre, reste toujours périlleux si l’on veut rendre l’atmosphère si bien décrite par Lovecraft. Des auteurs de bandes dessinées, Breccia et Terrier, s’y sont attaqués avec talent ; Stuart Gordon n’est pas en reste avec la vision de petites ruelles mal pavées qu’encadrent des maisons souvent délabrées aux portes rongées par l’air salin. L’idée de filmer cette scène sous la pluie est excellente et le spectacle déprimant des habitants d’Imboca qui se traînent, le visage caché par des foulards, ajoute un sentiment de peur au sordide du décor.
La célèbre scène de l’hôtel où le héros se barricade avant de s’enfuir dans les rues d’Innsmouth constitue un morceau de bravoure du film souligné par l’étouffante ambiance de l’accueil dans le hall de l’hôtel, la découverte des chambres abandonnées à l’humidité et à la crasse, et enfin l’assaut des hommes-poissons dans un concert de hurlements gutturaux. Il est intéressant d’ailleurs d’augmenter le son du film pour se mettre en situation et d’écouter attentivement tous ces cris, gloussements, vociférations et clameurs différents qui tantôt évoquent le coassement des crapauds, tantôt se rapprochent de la voix humaine parlant des idiomes inconnus.
Une scène culte du film: la jeune fille de rêve découvre des “charmes” disons très aquatiques!!
Arrivé à cette partie, le film qui était réellement bon glisse malheureusement dans une ambiance de pauvre série B ! Le personnage de Paul découvre la jeune fille de ses rêves dans la maison qui domine le port et succombe à son charme apparent : mais elle n’est qu’en partie humaine et le jeune homme découvre l’horrible réalité. On aurait pu faire dans le subtil mais Gordon donne dans le grand guignol : pourquoi le bas du corps de la belle se termine-t-il par deux énormes tentacules, telle la pieuvre de Moby Dick, qui soulèvent vers le plafond d’un coup sec draps et couverture ? S’étant enfuit de la maison (on le comprend!.. ), Paul trouve refuge dans une ferme envahie par l’eau ! D’où provient cette eau et pourquoi ne s’écoule-t-elle pas en-dehors ? Paul y affronte le résident à coup de lunettes de WC (sic). Une fois prisonnier, le jeune homme tente de s’évader avec Ezechiel, Barbara et Vicky - enfin ce qu’il en reste, car elle a perdu une jambe lors de son viol par …Dagon “hymself” ! S’ensuit une homérique scène de bagarre d’un fort pouvoir comique car, visiblement, les acteurs n’y croient plus et le prêtre esquisse même un sourire en recevant des coups dans le ventre !
Survient la scène gore inévitable chez Stuart Gordon, où le pauvre vieil ivrogne se fait découper le visage dans un flot de sang : la prise de vue ne nous épargne que peu de détails… Faut-il préciser que ce passage n’est en rien présent dans l’histoire originelle ?
Prisonnière des disciples de Dagon qui arborent leurs masques de peau humaine en entourant le puits sacrificiel et gesticulant comme des singes et hurlant “Iä Iä Cthulhu”, Barbara est torturée par Uxia Cambarro coiffée d’une tiare dorée sortie tout droit du magasin d’accessoire des Monty Python ! Mais pas de “happy end” dans ce film : la pauvre Barbara entièrement nue et couverte de sang (?..) est plongée dans l’eau qui bouillonne au fond du puits. Contrairement à Roger Corman dans The Haunted Palace qui avait laissé le spectateur dans le trouble en montrant à peine une créature verdâtre très floue, Dagon est ici une belle pieuvre en pleine santé bondissant du fond du puits pour arracher la pauvre Barbara dont ne reste plus que les bras pendu dans le vide !
La scène finale, où Paul incendie les hommes-poissons à l’aide d’un petit tonneau rempli d’essence obligeamment laissé là par on ne sait qui (re-sic), rappelle les films de la Hammer dans les années 50 ! Plus doué pour les décors, Gordon nous offre malgré tout une forte belle vision du puits d’où Dagon rejoint sa cité enfouie sous la mer, clôturant le film par une touche artistique non dénuée de charme…
(A noter, le t-shirt du héros “university Miskatonic”; détail que l'on retrouve dans d'autres films de Stuart Gordon.)
Plusieurs critiques de cinéma clamèrent que Dagon était sans doute le seul film fantastique vraiment fidèle à l’oeuvre originale, voire même qu’il s’agissait du seul film lovecraftien ! Il est indéniable que le scénariste Denis Paoli a respecté assez fidèlement le cauchemar d’Innsmouth jusque dans certains détails. Par exemple, lorsque le héros se sent menacé dans sa chambre d’hôtel, il constate l’absence de verrou à sa porte ; il sort un petit tournevis de sa poche et démonte le verrou d’une porte située dans une autre chambre. Gordon a réussi à rendre crédible la vision d’Innsmouth en choisissant une petite ville de Galicie aux rues étroites, ainsi que les habitants hommes-poissons aux manteaux larges qui cachent les déformations physiques que l’on devine. Ni le suspens - la course poursuite à travers les ruelles du port - ni l’horreur ne manquent pour donner à l’histoire l’intérêt nécessaire pour captiver le spectateur.
Parce qu’il a choisi de respecter l’esprit de Lovecraft en refusant une fin heureuse - tous les protagonistes sont tués sauf Paul, héritier du pacte que la famille Cambarro a signé avec Dagon - Stuart Gordon mérite d’être salué comme un réalisateur fidèle à l’auteur. On regrettera certaines situations burlesques et une scène gore qui n’ajoute aucun mystère ni poésie dans une histoire suffisamment effrayante. Les limites budgétaires évidentes imposées par la production interdisent aussi l’emploi d’effets spéciaux plus adaptés et ce manque d’ampleur se fait nettement sentir, faisant de Dagon un film de série B en partie sauvé par quelques traits de génie du réalisateur.
Et Stuart Gordon de terminer le film par un hommage à celui qui l’a inspiré : “Nous gagnerons à la nage le récif au sein des flots, puis nous plongerons à travers de noirs abîmes jusqu’à la cyclopéenne Y’ha-nthlei aux mille colonnes : là, en compagnie de Ceux des Profondeurs, nous vivrons à jamais dans un univers de merveilles et de gloire.”