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L'île des morts

Par KADATH, octobre 2008

Illustration de Guillaume SOREL pour le numéro spécial de la revue KARPATH consacrée à Lovecraft.

Les auteurs

Guillaume Sorel est né le 25 mars 1966 à Cherbourg. Il découvre l’univers de la bande dessinée via les oeuvres de Comès et Hugo Pratt. Après un BEP en génie civil et des études artistiques à Lyon, il se perfectionne en dessin à l’Ecole des Beaux-Arts à Paris. Il démarre sa carrière dans l’illustration de jeux de rôles chez Oriflam et Descartes. C’est d’ailleurs là qu’il fait la connaissance de Thomas Mosdi avec lequel il réalise L’île des morts de 1991 à 1995. Sorel réalise ensuite en collaboration avec François Froideval les trois tomes de la série Mens Magna avec Les loups de Kiev (1996), L’aigle d’Egypte (1997) et Le crépuscule des titans l’année suivante. Son style révèle une grande admiration pour l’univers gothique et joue sur le contraste et la torture des couleurs.

En 1998 et 1999, Sorel réalise avec Mosdi les deux volumes d’Amnésia, Orphée et Eurydice. Et pour la première fois de sa carrière, il laisse la réalisation des couleurs à un tiers, Michel Crespin, qui met en lumière son univers sombre. C’est au festival de Bruxelles, alors qu’ils étaient nommés tous les deux pour un prix que Sorel rencontre Mathieu Gallié. Leurs goûts convergent autour des mêmes centres d’intérêt : Walter Scott, Stevenson… Autant d’éléments qui se retrouvent dans les aventures d’Algernon Woodcock, une fable à mi-chemin entre les chroniques d’un médecin de campagne écossais et l’imaginaire celtique. Cinq tomes sont déjà paru aux éditions Delcourt : L’oeil fé 1 et 2 (2002 et 2003), Sept coeurs d’Arran 1 et 2 (2004 et 2005), et Alisandre le Bel (2007).

Thomas Mosdi est l’un des meilleurs scénaristes de sa génération. C’est curieusement comme musicien qu’il approche l’univers artistique avant de découvrir celui des jeux de rôles où il écrit ses premiers scénarios. En 1990, il collabora au magazine Casus Belli. Fervent amateur de littérature fantastique, de sa rencontre avec Guillaume Sorel naîtra le cycle de L’île des morts aux éditions Vents d’Ouest et Mort à outrance (1995). Il collabora aussi avec un autre dessinateur fantastique, Olivier Ledroit pour les tomes 1 et 2 du cycle Xoco : Papillon obsidienne (1994) et Notre seigneur l’écorché (1995). Mosdi continue cette série avec un autre dessinateur, Christophe Palma, Douze rois-démons et Le dragon et le tigre.

Intéressé autant par les jeux vidéos que par la science-fiction, Thomas Mosdi a aussi signé les scénarios des Passants du clair de lune avec Laurent Paturaud, de Malienda avec Frédéric Bihel et Xavier Josset, Triade avec Son, le tout aux éditions Glénat. Chez Vent d’Ouest, outre sa collaboration avec Sorel, citons Chimères avec Joseph Béhé. Chez Delcourt, notons encore Zone mortelle avec David Vogel et Serpenters avec Freddy Martin.

Abordant tous les styles de récit, Thomas Mosdi annonce d’autres projets pour l’avenir. Un auteur dont le talent n’a d’égale que sa productivité…

L’oeuvre

Ce n’est pas par hasard si Sorel et Mosdi ont scindé L'île des morts en cinq tomes. L’oeuvre d’Arnold Böcklin, la peinture L’île des morts, existe en cinq versions peintes de 1880 à 18861). Une copie a été détruite pendant la seconde guerre mondiale lors du bombardement de la ville de Rotterdam, les quatre autres sont exposées à Basel, New York, Berlin et Leipzig. L’idée générale qui domine cette oeuvre est que l’île peinte par Böcklin est bien réelle et que ces tableaux mènent au domaine de la mort ainsi qu’à l’univers des Grands anciens dont certains des protagonistes de cette histoire sont les serviteurs. Thomas Mosdi exploite ainsi la formule célèbre inventée par Lovecraft :

“N'est pas mort pour toujours qui dort dans l'éternel, Mais d'étranges éons rendent la mort mortelle”.

Les cinq albums sont caractérisés par un sous-titre latin qui sert de façon très astucieuse de trait d’union entre les parties de l’histoire, chaque album se terminant par une citation latine :

  1. In Cauda venenum : “le poison dans la queue”
  2. Mors Ultima ratio : “la mort est la dernière raison”
  3. Abyssys abyssum invocat : “il invoque l’abysse des abysses”
  4. Perinde ac cadaver : “de la même manière qu’un cadavre”
  5. Acta est fabula : “l’histoire est terminée”

Tome 1

Le premier tome nous mène dans le Paris de la fin du XIXe siècle parmi les petites rues où traînent les artistes mélangés à une faune humaine composée de prostituées, de mendiants, de petits bandits miséreux. Un jeune peintre essaie de trouver l’inspiration en compagnie de son amie Marge, une fille de joie qu’il rejette bientôt. Désemparé, il rencontre le mystérieux Crozier qui lui propose de peindre la vue qu’il a depuis son grenier : un cimetière fréquenté par des inconnus à l’allure étrange !

Le peintre découvre finalement que ce cimetière est un passage vers un lieu gardé par des créatures fantastiques, véritables gargouilles vivantes, dans un univers de vieux livres. Il découvre aussi un tableau représentant la mort sous la forme d’une silhouette drapée dans un linceul blanchâtre qui avance vers une île dominée par des cyprès au milieu d’une mer d’huile bleu-gris.

Dans ce premier tome, Guillaume Sorel plonge le lecteur dans son univers gothique, parfois glauque, fait de visages anguleux, de décors aux teintes diluées dominés par des nuances de brun-rouge des plus inquiétants. L’imagination du scénario est soulignée par des phylactères aux formes différentes - parfois hors texte - qui ajoutent encore au baroque de certaines planches.

Tome 2

Le second tome s’ouvre sur le jeune peintre perdu dans la bibliothèque de Crozier gardée par des maigres bêtes monstrueuses. N’ayant pas trouvé la réponse aux questions qu’il se pose, le jeune homme décide de rencontrer le peintre de la peinture L’île des morts, Böcklin, auteur des cinq versions différentes. Böcklin lui avoue qu’il a découvert que sa peinture a ouvert une porte entre le royaume de la mort et notre réalité. Cette brèche entre les mondes est connue de l’Eglise qui dépêche le père Elary pour contrecarrer les forces obscures. Le jeune peintre risque maintenant son âme lors d’un voyage à bord d’un fantômatique voilier où il découvre non seulement le royaume de la mort mais aussi sa propre malédiction.

Les dessins de Sorel prennent du caractère, telle cette magnifique scène de la bibliothèque hantée par les créatures qui gardent les livres. A noter aussi une belle planche lors du départ du voilier fantôme où celui-ci s’éloigne d’une cité qui fait penser immanquablement à Innsmouth, ville côtière noyée dans la brume où l’on aperçoit les toits pointus des maisons éclairées par une pâleur lunaire. Le scénario de Thomas Mosdi, ésotérique et mystique, est bien mis en oeuvre par le graphisme gothique et les subtils jeux d’ombres qui courent ça et là sur les visages de personnages dignes d’Edgar Allan Poe.

A mi-chemin entre le policier sordide et un fantastique sanglant, ce deuxième tome fait glisser le lecteur lentement vers un univers de rupture qui annonce le tome 3.

Tome 3

Le troisième tome, est dans tous les sens du mot, au centre de la saga de L'île des morts (photo C).

On découvre le personnage de Gunther qui sera le lien vers l’univers des Grands Anciens dont il est un sectateur. Le peintre se retrouve dans un asile d’aliénés, sa raison étant perturbée par les vérités que l’île des morts lui a révélées. Ayant volé un nourisson destiné à être offert aux créatures chthoniennes, Gunther, que jusqu’ici on ne voyait que partiellement, se montre lors d’une séance d’initiation en présence des membres de la secte qui implorent les dieux anciens : il n’est plus qu’une caricature d’être humain, plus proche d’une entité monstrueuse que d’un homme. Il sera finalement tué par Wilfrid, le fils qu’il a eu avec Marge et qu’il destinait à la suivre dans l’univers de R’lyeh, la cité qu’il voit en rêve…

Cette troisième partie est sans aucun doute la plus proche de l’oeuvre de Lovecraft. Outre l’apparence du monstrueux Gunther - à moitié homme, à moitié pieuvre - Sorel nous offre un bel hommage avec le personnage de Wilfrid qui rêve de R’lyeh enfouie dans les abysses de l’océan.

La cité imaginée par Lovecraft est représentée ici sous forme d’architectures monstrueuses faites de monolithes immenses qui entourent une porte qui s’ouvre vers le mystère. Les couleurs pastels mêlant le gris, l’ocre et le vert pâle restituent parfaitement cette impression de profondeur marine déchirée par des phylactères aux formes et aux tons changeants. L’influence de Druillet est évidente, jusqu’à la forme de la “porte” qui ressemble fort à celle de l’album Urm le fou

Tome 4

La quatrième partie sert de lien entre le développement fantastique de l’histoire et sa conclusion désespérée. Le peintre est sauvé de la folie par Wilfrid mais glisse dans un univers de violence et de sang. Entretemps, l’Eglise essaie de juguler le terrible pouvoir des tableaux de Böcklin et surtout d’empêcher la secte des adorateurs des anciens dieux de parvenir à leurs fins.

Ce quatrième opus de Sorel et Mosdi est plus sombre, plus violent aussi, alternant des scènes sanglantes à des actions sordides aux dessins parfois un peu crus. Les personnages restent des masques grimaçants, commedia Dell'Arte d’un fantastique fait de corruption, de mystère et d’une horreur surréaliste.

Le dessin de Sorel semble parfois trempé dans le vermillon du sang des cadavres issus de cet “opéra de papier” où il ne manque plus que les accents wagnériens d’un crépuscule des dieux qui sied bien au décor théâtral de cette quatrième partie.

Tome 5

Le cinquième et ultime titre de la saga s’ouvre sur une magnifique peinture digne du romantisme allemand du XIXe siècle, décor vénitien sous un ciel tourmenté, le tout encerclé par une ample tenture carmin tel un décor de théâtre. Les principaux personnages sont réunis sur lîle des morts : Marge, Crozier, Wilfrid et le peintre découvrent tout un monde d’êtres cauchemardesques qui évoluent dans cet univers entre le royaume de la mort et celui des Grands Anciens. Les êtres humains ne sont que des pauvres jouets dont le destin est de périr mais il existe malgré tout un faible espoir qui permet au scénariste d’abaisser le grand rideau rouge sur une interrogation.

L’île des morts se termine d’une façon très ésotérique, mêlant les décors fabuleux aux paysages tourmentés où l’art de Guillaume Sorel atteint une réelle virtuosité. Rien dans la longue histoire du 9e art ne peut être comparé à cette tragédie d’hommes et d’une femme pris au piège entre la mort et l’univers fantastique des anciens dieux. Jouant sur le contraste entre des décors de théâtre hantés par des êtres grotesques et des planches aux tons verdâtres lorsque les créatures fantastiques interviennent, Sorel dresse un véritable pandémonium d’émotions poussées au paroxysme qui laisse le lecteur abasourdi.

On constatera aussi une amélioration très nette dans la force du trait à partir du troisième album. Les visages sont plus expressifs, les détails plus étudiés et surtout Sorel parvient à faire naître une ambiance vraiment originale à l’aide d’une panoplie d’éléments décoratifs qui permettent à cette bande dessinée de servir de référence en fantastique.

Conclusion

En conclusion, cette oeuvre magistrale qui représente deux-cent quarante pages de dessins tourmentés au sein d’un univers fantastique où se mêlent Lovecraft, Poe et un romantisme désespéré, constitue une expérience unique pour l’amateur de bandes dessinées. Le lecteur attentif découvrira l’évolution très nette des dessins de Sorel qui font évoluer le scénario dramatique de Mosdi vers une conclusion digne d’un opéra wagnérien.

Comme toutes les oeuvres ayant du caractère, on adore totalement L’île des morts ou on rejette complètement cette expérience graphique ! Beaucoup de critiques ont reproché la complexité de l’histoire, la confusion de certaines planches par les choix graphiques de Sorel, la difficulté de suivre les personnages, l’aspect ésotérique échevelé et même la difficulté pour Thomas Mosdi de conclure son récit. Une chose est certaine, L'île des morts ne laisse personne indifférent ; Guillaume Sorel et Thomas Mosdi ont apporté une contribution originale dans le monde de la bande dessinée d’inspiration lovecraftienne.

C’est au lecteur de juger par lui-même s’il adhère ou non à cette oeuvre qui souligne la vitalité du mythe créé par Lovecraft, qui après plus de trois quarts de siècle fait encore rêver les dessinateur.