Le mage Acrylic

Par KADATH, juin 2008

Le mage Acrylic ne s’inspire en rien de l’oeuvre de Lovecraft et n’indique aucune référence au Mythe de Cthulhu, ni par le scénario, ni par l’emploi de noms de lieux ou de divinités. Pourtant, cet album de quarante-six pages une fois refermé, on comprend pourquoi Philippe Druillet y a associé son nom en tant que scénariste. On sait peu de choses sur le mystérieux Serge Bihannic sinon qu’il a illustré des couvertures pour les éditions Gallimard dans la collection Folio Junior, et qu’il a publié dans le quotidien Le Monde des dessins réunis en 1989 chez l’éditeur Jupilles. En relation directe avec l’oeuvre de Lovecraft, il a illustré la couverture de l’édition 1991 de Par-delà le mur du sommeil chez Denoël. Il semblerait que la présente collaboration avec Druillet soit un cas unique.

Cette bande dessinée est avant tout une bonne farce entre copains, une caricature du mythe du guerrier solitaire en heroic-fantasy. Le héros est un… anti-héros : Hurart, le prince des voleurs, ne défend aucune cause hormis la sienne. Il ne croit en rien, injurie tout le monde et crache volontiers sur tout et sur tous. Il n’a peur ni des dieux, ni des monstres et s’il manie l’épée, on est loin d’un Conan ou d’un Lagardère… “Ne rien foutre, fumer un peu, telle est ma gloire et la plus noble des choses…” Après avoir massacré un monstre aux formes changeantes, il s’écrie “Enfin, avec tout ça mon dîner va être froid, branle dieux !” Lors d’une scène où le magicien dessine une vision du cosmos selon un rite magique, Hurart nous gratifie d’un “Bordel de foutre pictural !”. Non, ce gars-là ne respecte rien et ne se bat que dans l’espoir d’une récompense… Mais voilà, il doit accomplir une mission dans un univers de sorcellerie peuplé d’étranges créatures.

Dès la deuxième planche, le ton est donné par un amoncellement de blocs formant une cité qui fait immanquablement penser aux voyages de Randolph Carter dans Démons et merveilles : des blocs de pierre vivants qui enfantent des créatures monstrueuses lorsqu’on les pourfend d’un glaive rageur… Une seconde histoire nous invite à la suite de la Reine Dorée dans un monde de cauchemar aux créatures torturées qui déjà annoncent la démarche de Serge Bihannic : nous montrer des êtres impossibles dans des décors oniriques. La troisième et dernière histoire est aussi la plus importante de l‘album. Le mage Acrylic (sic) débute par l’extraordinaire paysage de la page quatorze montrant une construction aux formes non-euclidiennes où l’on ne sait où finit la nature et où commence l’ouvrage d’êtres intelligents : une vraie réussite. Le désert où gît cette construction s’anime de monstres aux formes qui font penser à un Gustave Doré devenu fou, mélangé avec Alice aux pays des merveilles par l’aspect grotesque de certains détails. L’ascension dans cette tour se fait le long d’un escalier qui évoque Giovanni Piranese et ses décors de prisons au XVIIIe siècle, avant d’aboutir dans l’antre du magicien ! Bihannic nous offre alors un régal, une symphonie graphique de délire fantastique qu’il est impossible de décrire tant le travail du dessinateur tourne à l’orfèvrerie jusqu’au moindre détail. Faisant appel aux forces des ténèbres, le magicien fait apparaître des dieux issus des profondeurs du temps et de l’espace mais ne peut contenir leur puissance dont il sera la première victime avant que Hurart ne “ferme la porte” par un ultime sortilège.

Toute la bande dessinée s’exprime en noir et blanc, comme souvent (Lalia ou Breccia travaillent également sans l’apport des couleurs) et sans l’intervention d’autres techniques que celle du dessinateur : encre de Chine et crayons d’épaisseurs différentes comme seules armes, Bihannic devait être un premier prix à l’Ecole des Beaux-Arts en gravure. Disciple du grand Albrech Dürer, le dessinateur parvient à donner des formes à l’informe, donner des détails à des monstres qui chez d’autres dessinateurs sont des masses confuses. Comme très bien décrit par un critique sur Internet (voir référence ci-dessous) : “A la manière de gravure de Dürer, de tableaux de Bosch, il nous offre de nombreuses planches impressionnantes. Je suis effaré par le soin et le travail qu'il met à chaque case de cet album (je comprends que Druillet et lui se soient bien entendus car Druillet est pas mal aussi dans son genre). Il se dégage une formidable esthétique de ses encrages, de ses ombrages, de ses hachures, des circonvolutions de son trait et de ses courbes. Cet album vaut donc plus qu'un coup d'oeil : il vaut une étude graphique approfondie, une observation de tous les détails tant le travail apporté au dessin est considérable (je n'ai qu'une autre BD qui me viennent en tête qui présente des planches aussi travaillées et impressionnantes, ce sont Les armées du conquérant, le premier tome des Epopées fantastiques). Oh bien sûr, tout le monde n'aimera pas un dessin aussi académique, aussi proche de l'illustration ou de la gravure, mais personne ne pourra ignorer en tout cas à quel point le dessinateur s'est donné du mal ici.”

On regrette que Serge Bihannic n’ait pas voulu poursuivre de façon plus sérieuse l’adaptation de Lovecraft. On n’ose imaginer ce qu’il nous aurait offert comme trésors graphiques pour une illustration de Démons et merveilles, Les montagnes hallucinées ou La cité sans nomLe mage Acrylic semble donc n’avoir été qu’un simple one-shot sur le ton de la plaisanterie entre deux magiciens de la bande dessinée. Un amusement dessiné qui reste une oeuvre d’exception à faire pâlir de jalousie les plus grands en ce domaine.