Par KADATH, juin 2008
Qui est Alberto Breccia ? Né en 1919 à Buenos Aires, il est doué très jeune pour le dessin. Il abandonne des études de comptabilité et continue à dessiner tout en travaillant comme ouvrier dans une fabrique de tripes en boîtes. A l'âge de dix-sept ans, Breccia a déjà publié des illustrations dans plusieurs magazines. Très actif, il ouvre une agence de publicité et une école de dessin. Il tente d'éditer une revue de bande dessinée policière noire mais sans grand succès. Il commence à vingt ans une carrière professionnelle d’illustrateur dans des magazines populaires. Au début des années 50, le dessinateur argentin rejoint le groupe de Venise où il rencontre le célèbre Hugo Pratt (Corto Maltese), Ido Pavone et Horacio Lalia - ce dernier est lui aussi fasciné par Lovecraft au point de réaliser plus tard dans sa carrière une série consacrée au solitaire de Providence. En 1962, Breccia réalise avec Hector Oesterheld sa plus célèbre bande dessinée, Mort Cinder.
Son fils Enrique suit ses traces et travaillera aussi à plusieurs albums de bande dessinée et illustrations sur bois. Outre Lovecraft en 1979, Alberto Breccia a illustré les oeuvres de Edgar Allan Poe et Jean Ray. Ses dessins seront édités notamment dans Charlie Hebdo, Métal Hurlant et El Globo.
Breccia meurt dans sa ville natale de Buenos Aires en 1993, en laissant une oeuvre d’illustrateur considérable.
Son dessin surprend par sa technique qui mélange collages de photo, dessins à l’encre de Chine et emploi de crayons gras en alternance avec des zones d’un blanc éclatant. Après avoir essayé plusieurs styles en noir et blanc et couleurs, le dessinateur argentin s’est forgé un style très personnel et en constante évolution, empruntant à l'art grotesque, à l'expressionnisme et au clair-obscur. Breccia explore l’éventail complet des possibilités du noir et blanc. De l’hyperréalisme de certains décors et des personnages classiques tout droit sortis des bandes dessinées des années 50 aux mouchetés réalisés au pinceau sec en passant par des lavis à la Eisner, des collages de papier, Breccia devient le maître des nuances du gris et du dessin fantastique et de science-fiction.
L’album Cthulhu réunit les nouvelles suivantes : Le cérémonial (Le festival paru dans le recueil Dagon), Cthulhu (L'appel de Cthulhu paru dans le recueil Dans l'abîme du temps), La couleur tombée du ciel, L'abomination de Dunwich, Le cauchemar d'Innsmouth, Le monstre sur le seuil, Celui qui hantait les ténèbres et La cité sans nom.
Comme on peut le voir, Breccia et Buscaglia ont choisi quelques-uns des plus célèbres textes de Lovecraft, souvent repris par d’autres auteurs de bandes dessinées par la suite. Leur choix au niveau du texte est remarquable : ils n’utilisent jamais les dialogues mais reprennent parfois au mot près le texte initial de case en case. On ne peut guère parler ici d’adaptation, mais c’est bien Lovecraft qui nous conte ses histoires par l’intermédiaire des formes grotesques et grimaçantes qui s’étalent tout au long des nuances de gris, blanc et noir de la magie de Breccia.
L’angoisse née de la monstruosité des êtres et de certains décors décrits par Lovecraft n’aura jamais été représenté avec une telle intensité. Par exemple, le masque horrible du visage de Wilbur Whateley dans L'abomination de Dunwich est vraiment celui que nous imaginions en découvrant la nouvelle de Lovecraft ! La créature que l’on voit surgir de l’océan dans Cthulhu n’est elle pas la seule représentation dessinée du dieu lovecraftien qui ne soit pas risible ? Le mélange des formes grises, de quelques collages et de fins trains à l’encre dessine une forme qui agresse notre imagination et fait naître un réel malaise : tout le génie de Breccia est résumé dans ce seul dessin…
Dans Le cauchemar d’Innsmouth, le dessinateur argentin nous promène dans la ville portuaire où, de case en case, notre malaise grandit. Breccia aligne des collages de photos de maison à côté d’autres bâtisses dessinées en lavis sombre et “gluant”, comme quelque chose en décomposition. L’aspect final du cadavre d’Asenath dans Le monstre sur le seuil nous regarde de ses yeux blancs-gris hallucinés : c’est la mort qui transperce l’album de Breccia ! La cité sans nom est peut-être un peu trop courte pour exprimer toute la magie imaginée par HPL ; c’est la seule partie de l’album qui laisse un peu sur sa fin même si, là aussi, l’artiste argentin parvient à marquer notre mémoire en deux ou trois éclairs fulgurants.
Réédité en 2004 sous le titre Les mythes de Cthulhu par Rackham avec quelques planches en supplément, cet album est entré par la grande porte dans le panthéon de l’histoire de la bande dessinée. A l’éternelle question “comment montrer l’univers de Lovecraft avec ces monstres, ces décors de villes à l’architecture impossible et l’angoisse qui naît de ces textes ?”, Breccia a choisi de laisser l’imagination de son lecteur s’insinuer entre les photos collées, les zones d’ombres, les dégradés passés à l’eau et les traits plus rude à l’encre de Chine. Cthulhu est peut-être le seul album de bande dessinée qui parvient ainsi à réellement placer le lecteur dans un climat de malaise proche de la peur. N’est ce pas cela que Lovecraft souhaitait ?…